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d’en changer, il échelonne ses mesures et ne les accomplit qu’aux dates qu’il leur a fixées. Il ne se laisse ni attarder par la prudence, ni hâter par la résolution. Il sait bien ce qu’il veut, et il sait le faire au moment qu’il veut. Avec un pareil homme, les relations doivent être solides ; grâce à l’impulsion que, par M. de Buol, l’empereur donne à la politique de son cabinet, on doit présumer que la France et l’Angleterre peuvent se lier fortement et avec sécurité à l’Autriche pour de grandes et longues entreprises. Mais dans cette rude épreuve que traverse l’Europe, tout l’intérêt dramatique aussi bien que l’intérêt politique se concentre sur la personne du jeune empereur d’Autriche. Le mérite de la grande résolution prise par le gouvernement autrichien appartient exclusivement à l’empereur François-Joseph, car c’est dans son intelligence et dans sa conscience que s’est passé le douloureux combat dont cette résolution est sortie triomphante. Partagé entre un noble sentiment personnel et une grande nécessité politique, l’empereur a satisfait à un double devoir : il a prodigué auprès de l’empereur Nicolas les avertissemens, les prières, les bons offices, les tentatives de médiation, il a donné à la reconnaissance tout ce qu’il lui devait ; mais, placé par l’indomptable obstination de l’empereur Nicolas en face de ses devoirs envers son empire, envers sa maison, envers lui-même, l’empereur n’a plus hésité ; le sentiment personnel a cédé à la raison d’état, le souverain s’est retrouvé dans l’homme. Cette épreuve a mis autant en lumière l’intelligence et la force d’âme de l’empereur François-Joseph que la délicatesse de sa conscience. Il faut, pour prendre de pareilles déterminations, une droiture d’esprit et une énergie de volonté peu communes chez un si jeune prince. L’empereur François-Joseph a donné aujourd’hui sa mesure : il s’est montré capable des grandes choses. « La fortune est une femme, disait Machiavel ; elle aime les jeunes gens. » Le jeune empereur d’Autriche vient de mériter les faveurs de la fortune : il les aura.

La séparation de l’Autriche et de la Russie n’est pas seulement en effet le commencement de grandes choses, elle est en elle-même une des plus grandes choses que l’Europe ait vues depuis quarante ans. C’est par ses alliances allemandes que la Russie, éloignée de l’Europe occidentale et ne pouvant l’atteindre qu’à travers l’Allemagne, avait acquis sur les affaires d’Europe une prépondérance abusive et menaçante. Secondée par les événemens révolutionnaires de notre siècle, exploitant avec habileté les périls qu’ils ont fait courir aux trônes, la Russie avait su imprimer à ce système d’alliances qui mettait à sa merci la moitié de l’Europe le caractère permanent d’une alliance de principes, l’esprit d’une sorte de religion politique : c’était la sainte alliance ! Il faut rendre aux gouvernemens cette justice,