Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/897

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a-t-elle justifié ses titres a la haute mission qu’elle s’arroge ? Nous ne concevons point qu’elle ait pu, sous ce masque, faire un moment illusion à de sincères et intelligens conservateurs. D’un côté, par le système exagéré de son gouvernement intérieur, par cette autocratie qui unit la puissance spirituelle au pouvoir temporel et confond en elle-même les deux principes d’autorité, par ce type du pouvoir absolu sans contrepoids et sans miséricorde qu’elle tient suspendu sur l’Europe, la Russie irrite le libéralisme même le plus sage, et ne fournit que de trop justes provocations aux exaspérations révolutionnaires ; de l’autre, dans l’esprit d’usurpation et de conquête qui a toujours animé sa politique extérieure, la Russie n’a jamais hésité à sacrifier à la satisfaction de ses convoitises les intérêts conservateurs de l’Europe.

Voyons, dans la question qui nous occupe, comment s’est comporté ce gouvernement, qui, s’il faut l’en croire, recule depuis quarante ans devant ses destinées, et ne sert que les intérêts d’autrui.

Un gouvernement conservateur dans sa politique extérieure est celui qui subordonne ses vues particulières aux intérêts généraux de l’Europe, celui qui place avant ses ambitions propres les devoirs qui le lient solidairement envers l’ordre européen. Ainsi a fait la France, ce pays dénoncé comme le foyer des révolutions, et qui, ni après 1830, ni même après 1848, n’a voulu troubler la distribution de l’Europe, établie pourtant contre lui-même. Qu’a fait au contraire la Russie depuis 1815 ? L’empereur de Russie veut être le chef du parti conservateur sur le continent ; il poursuit en même temps un objet particulier, la satisfaction d’un intérêt russe, l’extension de son influence, la conquête même, en Turquie. Eh bien ! toutes les fois que l’empereur de Russie a eu à choisir entre l’intérêt conservateur européen, dont il prétend être le premier gardien, et son objet particulier, il n’a jamais balancé : il a marché au but russe sans s’inquiéter des périls qu’il attirait sur la cause générale des principes conservateurs.

Le gouvernement russe a donné déjà en 1828 un exemple criant de cet égoïsme et de ce dédain des intérêts conservateurs. M. de Metternich sentait bien à cette époque qu’un agrandissement de la Russie par la conquête imprimerait à l’Europe une telle commotion, que les trônes en pourraient être ébranlés. Il essayait de faire valoir auprès des cabinets et de la Russie elle-même la situation désespérée où se trouveraient les gouvernemens menacés par la révolution, si les révolutionnaires venaient leur demander compte de l’indépendance générale de l’Europe, compromise par les progrès de la Russie vers Constantinople. Cette prévoyance d’une politique élevée ne fut pas comprise par le gouvernement français de cette époque : « Pour ce qui est de la France, on ne sait pas sur quoi se baser ; ils ne savent