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illustres dans les arts ne rougissent pas de payer journellement un si déplorable tribut ? Egalement peu accessible à la critique et aux louanges, il affectait de ne rien lire de ce qu’on écrivait sur lui, et préférait l’injure à ce banal panégyrique qu’une démarche officieuse nous peut valoir. « Il y a moyen de tout faire avec grâce, » disait un des sceptiques les plus aimables de ce temps ; j’appliquerais volontiers ce mot à Rossini, qui sut mettre de la dignité jusqu’en des relations où bien des caractères eussent échoué : je veux parler de son intimité si connue avec M. Aguado, et qui dura jusqu’à la mort du célèbre millionnaire. Pour un maestro tel que Rossini, qui passait pour aimer beaucoup l’argent, ce commerce de toutes les heures avec un homme dont la fortune exerçait une si grande influence avait un côté périlleux. On sait en effet à quelles fâcheuses compositions de caractère on peut aisément se laisser glisser en pareil cas. De l’ami au complaisant il n’y a que la main. Cette nuance fut toujours sentie et délicatement observée. Il faut dire aussi que le Mécène était fait pour comprendre l’homme de génie qui s’attachait à lui. Ces deux natures, supérieures à divers titres, semblaient s’appeler l’une l’autre : une immense fortune, un immense génie, deux sommets du haut desquels on prend en pitié bien des misères ! Ces deux grands dégoûtés s’ennuyaient ensemble, tel est peut-être le dernier mot d’une amitié dont on a longtemps cherché le secret, et qui, philosophie à part, honore également le musicien et l’homme de finances.

Si, chez presque tous les maîtres qui ont eu plusieurs manières, la transition climatérique s’est manifestée au dehors par diverses modifications dans le sentiment et les idées, nous devons convenir que rien de semblable n’eut lieu à propos de Guillaume Tell. Impossible de mieux cacher son jeu ; aucune apparence de recueillement, toujours le même sourire sur les lèvres, le même badinage insouciant. On s’attendait à quelqu’une de ces compositions mixtes où, comme dans le Siège de Corinthe et Moïse, figurent d’anciens fragmens remis en œuvre, auxquels viennent se joindre quatre ou cinq morceaux écrits d’inspiration, vigoureuses cariatides supportant l’entablement d’un édifice restauré. Au lieu de cela, Guillaume Tell prenait naissance, et dans quelles conditions ? A travers le va-et-vient de l’existence la plus assaillie par les mille obsessions auxquelles la renommée et la mode assujettissent d’ordinaire celui qu’elles adoptent, surtout quand cet heureux favori se trouve être en même temps le plus spirituel des convives. Un jour j’entrai chez lui, sa porte était ouverte, et comme d’habitude vingt personnes causaient tout haut pendant qu’il travaillait. Je le vois encore, debout et penché sur la table de son piano, couvrant son papier de musique de notes phosphorescentes qui paraissaient jaillir au courant de la plume. Quand