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domination sur l’esprit du public. Rossini avait cessé de régner seul, le soleil se sentit offusqué du passage de ces astres errans qui jetaient une perturbation momentanée dans son système. L’avènement triomphal de Meyerbeer à l’Opéra, divers ouvrages qui, sans avoir comme Robert le Diable à se recommander par les plus hautes qualités musicales, n’en obtinrent pas moins l’assentiment général, contribuèrent peu à peu à éloigner de la scène l’auteur de Guillaume Tell. On comprend qu’il serait absurde de prononcer le mot d’envie à propos de cette disposition, qui trahissait plutôt ce découragement suprême qu’inspire tôt ou tard aux âmes ayant conscience de leur force et de leur supériorité l’inconstance banale du public. Disons-le aussi, cette humeur chagrine se compliquait d’intérêts d’un autre ordre. Rossini était sincèrement attaché à la restauration, il l’aimait par ce sentiment qu’on retrouve à chaque page chez M. de Lamartine, et qui fait que l’homme, quoi que l’on puisse dire, a toujours du faible pour la période où ses facultés intellectuelles et morales ont eu leur épanouissement, pour ces années bienheureuses où s’encadrent la gloire des uns et les illusions des autres. Rossini vit donc avec un profond déplaisir les événemens de juillet. Cette révolution, dont le contre-coup tua Niebuhr, laissa dans l’âme du musicien du congrès de Vérone une incurable mélancolie que la catastrophe de février devait, dix-huit ans plus tard, changer en une véritable impression de terreur. Des ministres nouveaux remplaçaient au pouvoir ces hommes avec lesquels il était habitué à traiter et qui l’avaient accablé de prévenances ; l’administration de l’Opéra passait du département de la maison du roi aux mains d’un entrepreneur particulier, et ces circonstances, que l’auteur de Guillaume Tell eût si facilement surmontées, amenèrent son abdication ; car elles agissaient sur un esprit en proie à toutes les lassitudes de l’expérience, et qui savait de longue date ce qu’il faut penser des applaudissemens du monde.

Rossini s’isola ; l’harmonieux anachorète se retira dans les combles du Théâtre-Italien, et c’est là que ceux de ses anciens amis qui ne craignaient pas de se rompre le cou en tombant dans quelque chausse-trape ont pu le voir, pendant trois ans, se livrer aux spéculations les plus philosophiques touchant les choses et les hommes du moment. Son persiflage ne débridait pas ; il vous exécutait en quatre mots la rénommée d’hier et celle de demain ; presque toutes les épigrammes qui sont restées de lui datent de cette phase. On sait quelles brillantes campagnes le Théâtre-Italien parcourait alors sous les auspices de Bellini et de Donizetti, les idoles du jour ; quant à Rossini, si son nom reparaissait sur l’affiche, c’était de loin en loin. Sans doute encore par intervalle on jouait Otello, la Gazza, le Barbier ; mais la Straniera, Norma, les Puritains, Anna Bolena, la Lucia, formaient