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plus acharnés détracteurs lui doivent cette justice, de reconnaître que les concessions que les besoins de son temps lui commandaient, Rossini les a faites sans rien abdiquer de son individualité, et qu’en empruntant aux Allemands leur orchestre, il a toujours parfaitement respecté leur métaphysique.

Plaire au public, le captiver, l’entraîner, l’enivrer, voilà ce que veut surtout Rossini et ce qu’il obtient, voilà le but incessant proposé à ces mélodies, à ces motifs, à ces thèmes que l’orchestre d’Haydn et de Mozart accompagnent. L’auteur de Guillaume Tell a su concilier, et ce sera le meilleur de sa gloire, les progrès de l’harmonie moderne, les conquêtes de l’instrumentation, avec cet impérieux besoin que les Italiens ont de la phrase mélodique. Les Paër et les Mayr, en se bornant à ravitailler l’orchestre, n’avaient fourni qu’une moitié de la tâche ; le génie seul, qui remue les perles et les diamans, pouvait semer ces trésors sur le tissu d’une harmonie plus riche et plus serrée. Le grand art de Rossini, une fois engagé dans cette voie, fut de n’en point trop faire. Il ne suffisait pas de répondre à un besoin généralement senti depuis longtemps, il fallait y satisfaire en de justes mesures et selon les conditions du goût national ; il le comprit, et l’on sait comment il électrisa son monde. Les pédans peuvent donc lui reprocher ses quintes et mille autres fautes de syntaxe, perceptibles sur le papier à l’œil scrutateur du théoricien émérite, et qui pour le public disparaissent dans le torrent mélodieux ; il n’en est pas moins vrai que ce sont là des libertés qu’un maître a le droit de se passer toutes les fois que l’envie lui en prend, et qu’on ne blâme que chez les élèves. Ce qui trahit l’impuissance dans l’artiste détruit le charme ; ce qui n’est au contraire que négligence par excès de talent l’augmente. Il me semble que si je voulais m’attaquer à Rossini, mes critiques porteraient sur d’autres points bien autrement vulnérables : par exemple, cet abus de la virtuosité du chanteur, cette éternelle reproduction des mêmes formules, qui, sous prétexte de caresser l’oreille, finissent par l’engourdir et la dépraver, en un mot tout ce maniérisme ennemi du bon goût et de l’expression vraie ; j’ajouterai - cette substitution trop fréquente du théâtral au dramatique, et surtout cette confusion de tous les genres, qui fait qu’un motif bouffe va déparer une scène d’Otello, tandis que vous trouverez telle phrase pathétique égarée en plein Barbier de Séville, comme une veuve au bal de l’Opéra. Souvent au milieu du calme plat l’orchestre s’émeut dans ses profondeurs, et vous entendez tout à coup garganum mugire nemus et mare tuscum ; vous vous demandez alors si la situation exige un pareil tumulte ? Nullement ; c’est Jupiter qui s’amuse et souffle la tempête de crainte que vous ne vous endormiez dans votre stalle. Rossini appelle cela réveiller l’intérêt