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de la liberté commerciale, le sentiment public y était fort contraire, et il pouvait s’appuyer alors sur la nécessité d’assurer une protection suffisante aux nombreux établissemens industriels tout récemment créés à l’abri du blocus continental. M. de Talleyrand ayant témoigné le désir d’ajourner jusqu’à la fin de la session des chambres, alors réunies, ce qu’il était possible de tenter à ce sujet, le cabinet de Londres n’insista pas. La question de la traite devint au contraire l’objet d’une négociation assez active.

Cette question était alors appréciée bien diversement dans les deux pays, et elle donnait lieu en France à d’étranges malentendus. Il n’y avait pas plus de huit ans que la traite avait été abolie en Angleterre. Les hommes de bien, les politiques à vues élevées qui avaient entrepris cette noble et pieuse réforme ne l’avaient accomplie, malgré l’appui que le pouvoir leur avait constamment prêté, qu’après une lutte prolongée contre l’influence des intérêts matériels attachés au maintien de ce monstrueux abus, et contre les préjugés invétérés dont ces intérêts avaient su se faire une arme. La victoire des réformateurs avait été l’œuvre moins encore des progrès de la philosophie que de l’esprit méthodiste, qui, dans ces derniers temps, avait ranimé chez nos voisins les croyances religieuses, fort affaiblies pendant le siècle précédent. Le peuple anglais, non content d’avoir renoncé pour lui-même à l’infâme trafic qu’il avait si longtemps favorisé par la législation et par les traités, aspirait maintenant à rendre cette réforme universelle, seul moyen de lui donner quelque efficacité, — à y faire participer les autres nations, à les y obliger même lorsqu’il en aurait la puissance, et au besoin à faire des sacrifices pour les y décider. Il faudrait ignorer tout ce qui se disait, tout ce qui se faisait alors, soit dans le parlement, soit dans les nombreuses sociétés abolitionistes fondées sur tous les points des trois royaumes, pour douter de la sincérité des sentimens qui inspiraient cette espèce de propagande. Sans doute, dans certains esprits, la crainte jalouse de laisser d’autres états en possession des bénéfices du commerce odieux auquel l’Angleterre venait de renoncer pouvait stimuler ce zèle, mais c’étaient de plus nobles motifs qui produisaient le grand mouvement de l’opinion. « La nation tout entière, écrivait lord Castlereagh, se préoccupe fortement de cet objet. Je crois qu’on trouverait à peine un village qui n’ait envoyé des pétitions dans ce sens. Les deux chambres sont engagées à poursuivre l’achèvement de cette œuvre, et les ministres doivent en faire la base de leur politique. » Une lettre que le duc de Wellington, de retour en Angleterre après plusieurs années d’absence, écrivait à son frère, sir Henri Wellesley, alors ambassadeur à Madrid, est plus expressive encore : « Il m’a fallu, disait-il, quelque temps de séjour ici