Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/97

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

satisfait illumina le visage du chef, tandis qu’à l’idée de fourrer mes doigts dans les entrailles de cet animal que la nature ne semble pas avoir fait pour les plaisirs de la table, une sueur froide parcourut tout mon être. Le danger était imminent et inévitable. Sous peine de forfaire aux lois de la plus simple politesse, je ne pouvais refuser de porter la main à cet étrange ragoût. Je m’y déterminai donc; mais jamais je n’oublierai la sensation pénible que j’éprouvai en enfonçant mes doigts dans le plat. Tous les trésors de la Californie n’eussent pu m’engager à faire passer dans mon estomac la viande mêlée de riz que j’en retirai, et la bouchée alla rejoindre les dattes sous mon mouchoir, tandis que mes dents mâchaient à vide avec une bonne volonté mêlée de terreur bien faite pour tromper les Arabes. La sagacité du cheik ne tarda pas au reste à deviner mes angoisses, et par son ordre le plat passa aux gros bonnets de la tribu, puis aux classes moyennes, enfin il échut à une nuée de petits drôles si voraces, si affamés, qu’en une minute, de la montagne de riz il ne restait plus un atome, et du pauvre animal à peine restait-il les os.

Sans nourrir de grandes illusions sur les renseignemens précis que les Arabes du désert pourraient me donner sur leurs chevaux, j’espérais du moins trouver parmi eux des détails complets sur les faits héroïques de la population chevaline du désert. Il me semblait que, sous la tente du Bédouin comme au milieu d’un betting-ring, un seul sujet devait défrayer la conversation, la race chevaline, et je m’apprêtais à recueillir de mes hôtes bronzés des particularités pleines d’intérêt sur les chevaux célèbres par leur fond, leurs formes ou leur vitesse, de La Mecque à Bagdad, de Damas à Bassorah. Je dois encore avouer que je rencontrai là une énorme déception. Je fis un soir poser à une vingtaine d’Arabes réunis près de moi sous la tente la simple question suivante : « Quel est le plus beau cheval que vous ayez jamais vu ? » Beaucoup me regardèrent avec la pitié qu’inspire généralement à des cœurs bien placés l’aspect d’un être privé de raison; quelques-uns m’assurèrent que c’était leur propre cheval, réponse dont mon parfait savoir-vivre se garda bien de contester la véracité. Un seul me répondit carrément que c’était un cheval gris qu’il avait vu dans la tribu des Bushirs, aux environs de Bagdad.

Depuis deux heures, j’avais quitté le campement des Arabes, et je poursuivais ma route à travers de vastes plaines pierreuses au milieu desquelles les immenses troupeaux de chameaux de la tribu paissaient avec une bonne volonté sans pareille des herbes invisibles. Soudain plusieurs cavaliers, la lance en main, le manteau au vent, passèrent à l’horizon, et je ne pus me défendre, à la vue de ces mystérieux envoyés, de la pensée que mon hôte voulait prendre dans ma garde-robe la monnaie de son hospitalité fastueuse et de son jeune