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avec une grimace peu rassurante. Les cavaliers passés, les piétons arrivèrent, les uns en manteaux rayés, les autres en chemises, ceux-ci brandissant des cimeterres impossibles, ceux-là armés de fusils à mèches, à rouet, contemporains de l’invention de la poudre, sinon antérieurs. Ces derniers commencèrent à brûle-pourpoint un feu roulant tel que je crois avoir eu beaucoup de chance en n’y laissant pas les trois quarts de mes cheveux et au moins un œil. J’accueillis toutefois ces honneurs du plus gracieux sourire, tout en regrettant profondément qu’il ne fût pas d’étiquette parmi les Arabes de tirer leur poudre aux moineaux plutôt qu’à mes cheveux.

Les tentes des Arabes, faites d’un tissu serré de poil de chameau, présentent plus de ressources contre les intempéries des saisons, chaleur ou froidure (car il fait froid aussi au désert) que l’on ne devrait en attendre. Il était près de midi, une bonne petite brise soufflait son haleine à travers les panneaux relevés de la tente. Assis sur un tapis dans la tente du chef, je me serais trouvé en position très comfortable pour un hôte du désert, s’il n’eût fallu répondre à une interminable série de politesses arabes. Le tableau qui s’offrait à mes yeux n’était pas toutefois dénué d’originalité. Seul, assis à côté de moi sur le tapis, était le chef Duhi, revêtu d’une robe de soie, mon offrande d’amitié, d’un goût assez bizarre; sous les plis de son kefilhé brun-orangé se montraient ses traits si fins et ses yeux de gazelle; à distance respectueuse, les anciens de la tribu accroupis en cercle, graves, majestueux dans leurs haillons comme des sénateurs romains sur leurs chaises curules. La plèbe, attirée par la nouveauté du spectacle d’un chapeau rond et d’une veste de chasse, se pressait aux abords de la grande tente, mais nul n’osait en franchir le seuil, et ni un mot ni un geste n’accusaient l’impatience d’une curiosité contraire aux lois du plus strict décorum. J’ai toujours eu la plus parfaite horreur pour les expériences culinaires; on comprendra donc facilement que je ne fus rien moins que rassuré en pensant au repas qui allait suivre. Le supplice commença par une tasse de café que j’avalai héroïquement, marc et liqueur. Suivit un plat de dattes accommodé à la graisse de mouton, devant lequel je sentis mon cœur défaillir, et dont je me tirai toutefois avec un peu d’adresse et d’artifice; mais ce n’était là que le prélude de mes tribulations ! La foule pressée aux abords de la tente s’ouvrit, et je vis paraître, porté sur les épaules de quatre hommes, quelque chose d’exorbitant et de fabuleux, un plat venu en droite ligne de la table du roi de Brobdignac. Sur les flancs moelleux d’une montagne de riz, un jeune chameau, un chameau de lait sans doute, victime innocente immolée à ma bienvenue, reposait, les membres repliés, le col droit, dans l’attitude la plus authentique. L’entrée de ce chef-d’œuvre non prévu par Carême fut salué des hourrahs enthousiastes de la foule; un sourire d’hôte