Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/1101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’Émile, en sortant des mains de l’auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme, » ou, pour parler plus simplement, la nature a toujours raison et la société a toujours tort. Il reste, il est vrai, à savoir ce que c’est que la nature, et si la nature de l’homme, par exemple, étant d’être sociable, la société humaine n’est, pas conforme à la nature humaine. Rousseau ne traite pas cette question. La nature pour lui comme pour son siècle voulait dire quelque chose de contraire à la société, et les philosophes opposaient à l’envi la nature à la société, croyant faire une opposition là où il n’y avait qu’une conséquence. Quoi qu’il en soit, avec cette idée singulière que la nature ne se trompe jamais et que l’homme se trompe toujours, Rousseau n’hésite pas à croire que la meilleure éducation serait l’éducation naturelle, c’est-à-dire de n’être pas élevé du tout, comme il le dit dans la conversation avec Mme d’Épinay. L’enfant aurait faim, il tâcherait de trouver à manger ; il aurait soif, il tâcherait de trouver à boire ; on lui donnerait un coup de poing, il tâcherait de le rendre. Peu à peu, grâce à la nécessité, il apprendrait à trouver sa nourriture et sa boisson, et c’est ainsi que son éducation se ferait sans que personne s’en mêle. Dans cette éducation, point de faux besoins, point de goûts du superflu, point de raffinemens de pensées, point même de pensées du tout, sinon la très simple pensée qu’on a faim ou qu’on a soif, pensée qui est plutôt de l’estomac que de l’esprit. Cette éducation naturelle serait la meilleure ; malheureusement avec la société telle qu’elle est faite, cette éducation, dit Rousseau, est impossible.

L’éducation naturelle, quoique la meilleure, n’est pourtant pas la seule que Rousseau regrette. Il y a une autre éducation, celle de la société antique, telle du moins que Rousseau l’imagine, qui est aussi pour lui un objet de regrets. Dans l’éducation antique, l’homme était élevé pour la société et non pour lui-même ; le citoyen absorbait l’homme. « Les bonnes institutions sociales, dit-il, sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative et transporter le moi dans l’unité commune, en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout[1]. » Le meilleur modèle de cette éducation publique est la République de Platon. « Ce n’est point un ouvrage de politique comme le pensent ceux qui ne jugent des livres que par leurs titres : c’est le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait[2]. » La République de Platon est en effet le type le plus expressif et le plus curieux de

  1. Émile, livre Ier, p. 28 et 29.
  2. Ibid., p. 31.