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idées dans un certain monde. Les deux jeunes poètes dont nous voudrions parler aujourd’hui procèdent de Shelley tout autant que M. Fane ; mais ils en procèdent plus naturellement, et ne font que continuer un mouvement commencé il y a dix ou douze ans. Par qui ? Ce serait difficile de le dire : un peu par Carlyle peut-être, beaucoup par l’étude plus répandue de la langue allemande, mais provoqué surtout par une de ces soudaines et vigoureuses impulsions qui, en raison de leur étendue même, demeurent toujours anonymes.

M. Arnold et M. Alexandre Smith sont shelleyistes tous les deux également, mais ils le sont à des titres bien différens. Tandis que l’un, M. Smith, représente le romantisme dans ce qu’il a de plus effréné, l’autre, M. Arnold, remonte par certains détails aux traditions classiques les plus rigoureuses. Comme s’il ne suffisait pas de la nature du talent de chacun pour motiver la différence qui existe entre leurs écrits, l’éducation première et la naissance se sont chargées de les placer aux antipodes de la vie. Mathew Arnold, lui, entre dans le monde nourri par les études les plus fortes, les plus régulières, et disposant d’assez de loisir pour pouvoir classer, coordonner et mettre librement à profit le volumineux bagage dont ses années universitaires l’ont chargé. Quant à Alexandre Smith, il n’a eu, pour développer les merveilleux dons que la nature a mis en lui, que les heures arrachées au repos et à la récréation rendus nécessaires par de longues journées d’un travail manuel incessant. Ne nous étonnons pas trop si celui pour qui toutes les difficultés du point de départ ont été aplanies est le moins poète des deux. M. Arnold, je ne l’ignore point, a toute sa vie fait des vers, et en l’année 1843 il a remporté le grand prix de poésie d’Oxford ; cependant, ou je me trompe fort, ou sa belle prose critique servira un jour à démontrer combien la forme lyrique était chose peu indispensable à son entière manifestation intellectuelle. Chez M. Arnold, on pourrait presque arriver à regarder le rhythme comme une entrave, et en voyant combien la prose s’adapte à ses idées nettes et bien ordonnées, je dirai plus, combien elle suffit à son esprit arrêté, on se demande si ce n’est pas là sa véritable forme d’expression, celle à laquelle il se fixera infailliblement plus tard. Il n’en est pas ainsi d’Alexandre Smith ; pour lui, le chant est une nécessité, et le vers est la traduction la plus naturelle de sa pensée.

M. Arnold porte du reste un de ces noms qui semblent n’avoir qu’à se produire dans la carrière des lettres pour rendre le public aussi curieux que sévère. Il est de ceux que noblesse oblige. Depuis trois siècles, aucune gloire universitaire n’a brillé en Angleterre d’un éclat aussi vif, aussi pur, que celle de son père, le docteur Arnold, dont la seule volonté a plus fait pour l’instruction publique chez nos voisins