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sans coûter la vie à tant de braves, et si je suis vainqueur, l’écho de ma gloire atteindra jusqu’aux oreilles de mon père, de Rustum, si éloigné qu’il soit. » Le défi est porté, et le trouble règne dans le camp persan, quand le bruit se répand sourdement que Rustum lui-même, l’invincible, est arrivé pendant la nuit, et que la défaite des Tartares est assurée. Cependant Rustum ne consent à se mesurer avec un seul adversaire qu’à la condition de garder l’incognito le plus strict. « Ce serait trop d’honneur pour un enfant tartare, dit-il, que de savoir que Rustum daigne se battre avec lui. » Dès lors tout s’arrange, et Sohrab entre en champ clos vis-à-vis d’un inconnu. À la vue de cet enfant, « semblable à un jeune cyprès qui, grand, élancé, droit, jette son ombre la nuit sur l’herbe blanchie par la lune, » Rustum se sent pris de pitié : « Jette ton glaive, dit-il ; quitte ton peuple, et viens que je t’adopte ; sois pour moi le fils que le ciel m’a refusé. » À cette voix que jamais il n’a entendue, et qu’il reconnaît pourtant, Sohrab se précipite au-devant de son adversaire et le conjure d’avouer qu’il est lui-même Rustum. Le guerrier persan se méprend à ces paroles, il s’imagine que le Tartare, « rusé comme ils le sont tous, » cherche à le faire tomber dans quelque piège, et répond aux supplications de Sohrab par une insulte. La lutte commence, et, par son agilité de couleuvre, l’enfant a longtemps le dessus sur le colosse. Prompt à se dérober, il a évité les coups de son ennemi, tandis que de son épée il enlève au casque de celui-ci son signe d’honneur, son panache flottant. Grande est la fureur du terrible capitaine. Au moment où par la force d’un second coup l’épée de Sohrab se trouve brisée entre ses mains, le Persan, hors de lui, invoque pour ainsi dire sa propre gloire et crie : « Rustum me soit en aide ! » Ce mot est le dénoûment ; mais ici laissons parler le poète.


« Rustum releva la tête : ses terribles yeux flamboyèrent, et il brandit sa lance menaçante. — Sohrab entendit le cri et demeura frappé de surprise. D’un pas il recula, et d’un œil ébloui regarda celui qui s’avançait, puis s’arrêta stupéfait ; alors glissa de son bras son bouclier protecteur, et la lance lui transperça le flanc. Il chancela et s’affaissa sur le sol. Les ténèbres se dissipèrent, le vent tomba, et le soleil reparaissant chassa tous les nuages. — Les armées rivales purent alors voir les deux, et elles virent Rustum debout, se tenant sur ses pieds, et Sobrab, blessé, couché sur le sable sanglant. »


J’ai traduit mot pour mot, car ce style nu me semblerait mal s’accommoder d’un ornement quelconque. S’il y a de la sécheresse, il y a aussi une incontestable énergie et un profond sentiment du drame. — Plus loin, ces mêmes qualités ne font que se développer davantage, et rarement la réalité a été mieux, je ne dirai pas dépeinte, mais reproduite par l’art que dans la scène où Rustum et son fils se