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chanson que tous chantent et que jamais le monde ne s’ennuie d’écouter. »


On le devine, l’élément sensuel est ici représenté par la femme inférieure, qui lors de sa première passion domine l’homme supérieur. Walter s’éveille ; la beauté et l’intelligence sont aux prises : « Qui es-tu ? dit le jeune homme. Quand tu traverses la forêt, le bûcheron doit rester cloué à sa place, ébahi comme si passait un ange sur ses ailes flamboyantes. — Je suis ta souveraine, répond la dame ; et qui es-tu, rongeur de livres ? » Là-dessus s’engage la lutte, et dans le principe Walter ne cède rien de son ardent enthousiasme pour les jouissances intellectuelles : « Les livres, s’écrie-t-il, ah ! que peu de gens les savent lire ! Il y a des livres écrits à la haute marée de l’âme, lorsqu’elle est chargée comme le ciel avant l’orage ; ces livres-là, c’est la force, la joie, la beauté, la majesté ; ils saisissent le lecteur comme la tempête saisit un vaisseau et l’emporte irrésistiblement. D’autres sont des bancs de sable sur lesquels une vaste âme échouée a amoncelé toute sa richesse détruite. Oh ! la puissance des livres ! ils me font tomber à genoux comme si je me trouvais en présence d’un roi ; ils me donnent des larmes d’extase pareilles à celles que durent verser les filles d’Eve, lorsque pour la première fois elles enserrèrent de leurs bras blancs les lumineux fils du ciel… »

La dame laisse percer une légère nuance de dédain pour cette sainte ferveur intellectuelle, ce dont le naïf adolescent n’a garde de s’apercevoir. « Tu voudrais donc aussi être un poète, toi ? » lui dit-elle. Walter répond avec élan : « Une seule passion grandissant en moi jusqu’à la royauté domine tout mon être aussi tyranniquement que ce despote, le soleil, domine les sables du désert ; et cette passion, c’est celle de la poésie. » La dame sourit, et peu à peu entraîne l’enthousiaste à lui raconter toutes ses vastes conceptions et les chants harmonieux dont il veut charmer l’oreille de l’humanité. Quand il a fini : » En vérité, dit-elle, ton plan est ambitieux et original comme le parcours d’une comète. Sans doute aussi votre épopée transcendentale contiendra l’histoire de la terre en manière d’épisode, comme l’anecdote de ce monde que vous regardez de si haut ! Eh bien ! Marc-Antoine, lui, avec un sublime mépris, a sacrifié l’empire de ce même monde aux lèvres de Cléopâtre ! »

Sur ce mot, la dame s’en va ; mais lorsqu’elle est partie, Walter s’interroge ; il découvre bientôt ce qui se passe en lui, et dans la troisième scène du drame nous le trouvons transformé déjà. Il a un rendez-vous avec la belle mystérieuse pour le surlendemain : en attendant, dans cette même antique chambre de l’introduction, il