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— Aie donc pitié, toi, démon !… J’ai le vertige, je suis aveugle, la terre me manque. (Il s’accroche au parapet. Passe une courtisane ; il se précipite vers elle.)

« WALTER. — Veux-tu prier pour moi ?

« LA COURTISANE, avec un frisson. — Prier est une chose si terrible !

« WALTER. — ET pourquoi ? As-tu donc, comme moi, une tache sur ton âme que ni les larmes ne peuvent laver, ni les flammes détruire ?

« LA COURTISANE. — Peu de gens veulent de mes prières.

« WALTER. — Je te les demande, car Dieu est sourd aux miennes. Veux-tu prier pour moi ?

« LA COURTISANE. — Je suis incrustée de péchés comme une pierre humide de loches immondes.

Sin crusts me o’er as limpets crust the rocks.

Chaque porte ici bas se fermerait devant moi. Je n’ose point frapper à celle du ciel.

« WALTER. — Pauvre abandonnée ! Il y a une porte ouverte pour toi et moi, — la porte de l’enfer ! — Nous nous rencontrons bien ! Toi, je puis l’appeler sœur, appelle-moi frère. — Dans mille ans d’ici, quand nous serons damnés tous les deux, nous pourrons nous retrouver sur le bord des abîmes éternels et relire nos vies passées aux sanglantes lueurs infernales. — Qu’en dis-tu, sœur ?

« LA COURTISANE. — Homme sombre et étrange, que veux-tu donc de moi ?

« WALTER. — Ce que je veux ? Que tu m’écoutes. J’ai en moi ce qui demande à être dit, et ce qui, raconté à un ange de là haut, laisserait si conscience limpide trouble comme une mare piétinée par des bestiaux, — Je n’ai pour m’entendre dans cette heure nocturne qu’une femme perdue. — Écoute donc ! -Elle, elle était si belle que l’œil du Créateur a dû trouver du plaisir à la voir. — Et qu’elle était heureuse ! Sa vie n’était qu’harmonie et joie, — et maintenant qu’est-elle ? Elle me donna son jeune cœur, plein, oh ! si plein d’amour ! et moi… je le brisai.- Pis, oh ! bien pis encore ! je me glissai tout avant dans les coins les plus secrets de son âme, comme un vil reptile polluant ce que je touchai !

« LA COURTISANE. — Je la plains, elle, pas toi. L’homme se fie à Dieu, qui est éternel ; la femme se fie à l’homme, et bâtit sur un sable mouvant.

« WALTER. — Pauvre enfant ! pauvre enfant ! Nous demeurâmes silencieux et seuls, seuls avec notre péché ! Je crus alors entendre fermer les portes du ciel. — Elle se jeta contre moi, fondant en pleurs comme une vague en écume ; elle m’enveloppa de sa douleur ainsi qu’une nuée d’avril cache de ses ondées nébuleuses le rocher sur lequel elle se brise. — Elle se cramponna à moi de ses bras et m’ébranla de ses sanglots, car elle avait tout perdu, son univers, son ciel, son Dieu ; — il ne lui restait plus que moi et sa grande faute. Elle ne me foudroya point d’un mot comme elle eût pu le faire, mais une seule fois elle leva vers moi son visage souillé de larmes !… L’enfer s’ouvrant devant moi m’eût vu me précipiter dans sa gueule de feu pour fuir ce pâle regard… Je le vois toujours, toujours il me poursuit, me chassant de partout… Et le voilà encore !… Dieu de miséricorde ! ce visage, ce blanc visage encadré dans les ténèbres de ses cheveux ! et ces yeux pleins de reproches qui me rendent insensé !… De ces yeux-là sauvez-moi !…