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frappé à mort par la nouvelle philosophie allemande. Dans les toiles d’araignée de la dialectique berlinoise, une mouche même ne trouverait pas la mort, et d’autant moins un dieu. J’ai éprouvé en ma propre personne combien cette dialectique est peu dangereuse. Elle tue toujours, mais les gens n’en restent pas moins en vie. Le portier de l’école de Hegel, le formidable Ruge, prétendit un jour, avec, l’aplomb le plus sérieux et le plus pesant, qu’il m’avait assommé avec son bâton de concierge dans les Annales de Halle, et cependant à la même époque je me promenais sur les boulevards de Paris, frais et dispos, et plus immortel que jamais. Le brave et bon Ruge ! plus tard il ne put s’empêcher lui-même de rire à pleins poumons, quand ici, à Paris, je lui fis l’aveu que je n’avais même jamais vu ces terribles feuilles assommantes qui devaient me tuer. Mes joues pleines et rubicondes, autant que le bon appétit avec lequel je mangeais les huîtres dont il me régalait, le convainquirent combien peu je méritais la qualification de mort. En effet, j’étais à cette époque encore gros et gras, je me trouvais à l’apogée de mon embonpoint, et j’étais aussi présomptueux que le roi Nabuchodonosor avant sa chute.

« Hélas ! quelques années plus tard, s’accomplissait en moi un changement et corporel et intellectuel. Combien de fois depuis je pense à l’histoire de ce roi babylonien qui s’imaginait être lui-même le bon Dieu, mais qui fut misérablement précipité de la hauteur de son orgueil, et rampa sur le sol comme une bête des champs, en mangeant de l’herbe (c’était sans doute de la salade) ! C’est dans le livre magnifique et grandiose du prophète Daniel que se trouve celle, légende, que je recommande comme un sujet de méditation édifiante, non-seulement au bon Ruge, mais aussi à mon ami Marx, qui est encore plus endurci que lui, et de même aux sires Feuerbach, Daumer, Bruno Bauer, Stirner, Haengstenberg, etc. Il y a dans les saintes Écritures encore beaucoup de narrations, aussi belles que remarquables, qui mériteraient également l’attention de ces dieux bipèdes que je viens de nommer. Il y a par exemple, tout au début de la Genèse, l’histoire du paradis avec l’arbre défendu et le serpent, ce docteur subtil qui déjà six mille ans avant la naissance de Hegel fit un cours complet sur la doctrine hégélienne. En effet, le métaphysicien tentateur du jardin d’Eden y développa avec beaucoup de finesse que l’absolu consiste dans l’identité d’être et de savoir, que l’homme devient dieu par la science, ou, ce qui est la même chose, que Dieu arrive dans l’homme à la conscience de lui-même. Cette formule de la philosophie n’est pas aussi naïve que les paroles rapportées par la Bible : « Quand vous aurez mangé du fruit de l’arbre de la science, vous serez comme Dieu ! » Mme Eve ne comprit de toute cette démonstration qu’une seule chose, que le fruit était défendu, et parce qu’il était défendu, elle en mangea,la bonne femme ; mais à peine eut-elle mangé de la pomme prohibée, qu’elle perdit son innocence, son ingénuité naturelle : elle trouva qu’elle était bien trop nue pour une personne de son rang, elle, la future aïeule de tant d’illustres rois et empereurs, et elle demanda une robe, il est vrai qu’elle se contenta d’une robe de feuilles de figuier ; alors il n’y avait pas d’étoffes de soie, les fabricans de Lyon n’étaient pas encore créés, et il n’existait pas de marchandes de mode ni de couturières dans le paradis. — Ah ! que ce paradis doit avoir été beau ! C’est