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toujours une chose curieuse à constater qu’aussitôt que la femme arrive à la conscience d’elle-même, aussitôt que son intelligence se réveille, sa première pensée est une robe. Ce passage de la Bible ne me sort pas de l’esprit, et j’aurais bien envie d’écrire les paroles du serpent, en guise d’épigraphe, sur le titre de ce livre, comme un avertissement au public, semblable à celui qu’on voit parfois sur des écriteaux suspendus aux grilles d’un parc seigneurial : « Ici se trouvent des chausse-trappes et des pièges à loups. »


Le morceau que je viens de citer est suivi d’aveux qui expliquent l’influence que la lecture de la Bible a exercée sur l’évolution ultérieure de ma pensée. C’est à ce livre que je dois le retour de mes sentimens religieux, et il devint dès lors pour moi une source de salut aussi bien qu’une merveille digne de ma plus haute admiration. Chose curieuse ! après avoir passé tant de folles années de ma vie à courir toutes les tavernes de la philosophie, après m’être livré à toutes les cabrioles de l’esprit, et avoir dansé et papillonné avec tous les systèmes possibles, sans y trouver ma satisfaction, pas plus que Messaline dans une de ses nuits de débauche, d’où elle sortait fatiguée, mais non assouvie ; après toutes ces orgies de la raison, je me trouve tout à coup, comme par enchantement, placé côte à côte avec l’oncle Tom, — et animé d’une ferveur dévote, je m’agenouille avec ce bon nègre devant la Bible. Quelle humiliation ! avec toute ma science je ne suis pas arrivé à un meilleur résultat que le pauvre noir ignorant, qui avait à peine appris à épeler les mots des saintes Écritures ! l’oncle Tom paraît à la vérité voir dans la Bible bien d’autres choses que moi, pour qui surtout la dernière partie de ce livre n’est pas encore tout à fait claire. Tom la comprend peut-être mieux, parce qu’il y a plus de coups de fouet, choses peu esthétiques qui ont répugné parfois à mon bon goût, quand je lisais les Évangiles et les Actes des apôtres. Un pauvre noir comme l’oncle Tom lit en même temps avec son dos, et c’est pourquoi il comprend souvent bien mieux que nous. En revanche je crois pouvoir me flatter d’avoir saisi mieux que lui le caractère de Moïse dans la première partie du saint livre. Cette grande figure de Moïse ne m’a pas médiocrement imposé. Quel personnage gigantesque ! Je ne puis me figurer qu’Oc, roi de Basan, ait été plus grand. Comme le Sinaï semble petit quand Moïse se tient sur son sommet ! Cette montagne n’est que le piédestal où posent les pieds du grand homme, tandis que sa tête atteint le ciel, où il parle avec Dieu. Que le bon Dieu me pardonne ce péché, mais souvent il m’a paru lui-même n’être que le reflet rayonnant de Moïse, à qui il ressemble à s’y méprendre, autant dans sa colère que dans son amour. Ce serait en effet un grand péché, ce serait de l’anthropomorphisme, de vouloir admettre une pareille identité de Dieu avec son prophète ; mais leur ressemblance est vraiment frappante.