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deux livres, séparés l’un de l’autre par un intervalle de onze ans, ne se ressemblent que par le relief des personnages ; Colomba est infiniment supérieur au roman dont je viens de parler. Autant dans ce dernier ouvrage l’action est éparpillée, autant elle est concentrée dans Colomba. La donnée choisie par l’auteur ne se recommande pas par la nouveauté, car il s’agit tout simplement d’une vendetta, et nous sommes en Corse. Cette donnée si vulgaire en apparence, M. Prosper Mérimée a su la rajeunir par la précision et la vérité du paysage, par la peinture des mœurs locales, et surtout par l’analyse et l’expression des sentimens les plus énergiques et les plus délicats. Colomba pousse son frère à venger l’injure faite à sa famille, comme Électre pousse Oreste à venger la mort d’Agamemnon. C’est un rapprochement qui se présente de lui-même, et que je ne crois pas inutile de signaler, car ce n’est pas un médiocre mérite que d’éveiller de pareils souvenirs. Oui, j’aime à le dire, il y a dans ce récit un admirable talent de composition. L’action, une fois commencée, ne se ralentit pas un seul instant. Le caractère de Colomba est dessiné avec une rare habileté ; son ardeur à poursuivre sa vengeance se concilie très bien avec les sentimens de la plus exquise délicatesse : l’auteur a pris soin de nous expliquer tous les secrets de ce cœur tendre et passionné. L’amour du jeune Anglais pour cette femme héroïque, dévouée à l’honneur de sa famille, n’est pas retracé avec moins de finesse et de vivacité. Ces deux natures si diverses jettent sur le récit un intérêt sans cesse renouvelé ; mais ce mutuel amour, si bien étudié, n’occupe que le second plan : l’auteur s’est bien gardé de lui accorder trop d’espace. Ce qu’il voulait peindre, ce qu’il a peint à merveille, c’est la lutte de Colomba et de son frère, de la jeune fille qui n’a pas quitté la Corse et qui ne conçoit rien de plus saint que les traditions du pays, et du jeune officier partagé entre le désir de venger sa famille et le sentiment de l’honneur militaire. S’embusquer pour tuer un ennemi n’est aux yeux de Colomba qu’une action toute simple. Aussi ne comprend-elle pas que son frère hésite un instant. M. Prosper Mérimée a montré dans le récit de cette lutte un talent d’analyse qui ne laisse rien à souhaiter. Toutes les ruses auxquelles Colomba ne craint pas de recourir pour éveiller, pour attiser la colère de son frère, sont décrites avec un art singulier. Pour atteindre à ce degré de vérité, il faut avoir vécu dans le pays dont on veut parler ; il faut posséder d’excellens yeux et une mémoire non moins excellente. Après avoir lu Colomba, il est impossible de ne pas ranger l’auteur parmi les observateurs les plus pénétrans de notre génération.

Ce que j’admire surtout dans ce récit d’une simplicité si émouvante, c’est l’unité qui en relie les diverses parties. Il n’y a pas un