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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/211

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d’amour-propre : jamais il ne consentira à abdiquer sa dignité. L’Anglais est capable de cruautés, capable d’exactions, jamais d’une lâcheté ou d’un mensonge. En dépit de son Bentham, il n’a jamais su la valeur exacte d’un vice, l’utilité qu’il contient et le parti qu’on en peut tirer. Or le peuple russe semble (je dis semble) au contraire posséder à fond cette science tout à fait nouvelle, et sur laquelle jamais peuple n’a réfléchi d’une manière suivie et persistante. Qu’on tire de ce fait la conclusion générale qu’on voudra.

Ce n’est point par-là seulement que le peuple russe est profondément moderne. Il a une autre force très appréciée de notre temps, il a l’art des formes et des apparences, il sait présenter des surfaces. Le Russe peut avoir tous les vices, il n’a aucun défaut. Les défauts de l’esprit allemand, de l’esprit anglais, de l’esprit français, chacun les connaît ; mais quel est le défaut de l’esprit russe ? Les hommes nous blessent bien moins par leurs vices que par leurs défauts, cela est très vrai ; mais en revanche ils sont bien plus dangereux par leurs vices, car quiconque a le malheur d’avoir un défaut trop visible est déjà à demi vaincu.

Redoutable par son caractère, le peuple russe trouve encore dans l’état de l’Europe des armes dangereuses. Pour résister efficacement à la Russie, il ne faudrait pas seulement résister à ses troupes, il faudrait aussi résister à son esprit et à ses idées, et, j’ai regret de le dire, je trouve cet esprit et ces idées répandus à doses diverses dans toutes les contrées de l’Europe. De fausses doctrines, des désirs immoraux, des libertés non réfrénées par la contrainte morale, l’envie démocratique, la passion de l’égalité, le dédain de tout ce qui n’est pas avantage terrestre immédiat, ont conduit l’Europe à un état où ce rêve de monarchie universelle est bien plus dangereux qu’au temps de Charles-Quint et de Philippe II, —, époque où toutes les forces aristocratiques du continent, princes temporels, docteurs protestans, capitaines hérétiques, écrivains de la renaissance, luttaient ligués ensemble contre une théorie contraire à leurs principes et contre une servitude que leur nature refusait d’accepter. Aujourd’hui, grâce au progrès moderne, il n’y a plus d’aristocrates de naissance, et il y en a moins encore de cette catégorie bien plus noble et bien plus puissante qui jusqu’à présent a, sous un nom ou sous un autre, gouverné le monde : il n’y a plus d’aristocrates d’intelligence, de caractère et de vertu. Rien n’est fatal comme une fausse idée de l’égalité. Si cette idée, la plus enracinée dans le cœur de l’homme, sortant des justes limites dans lesquelles elle doit être renfermée, arrive à devenir une passion et prend un développement démesuré, elle étouffe l’idée de liberté, et avec l’idée de liberté disparaît le contre-poids qui sert à tenir la balance politique en équilibre. Alors le plateau dans lequel pèse l’idée d’autorité