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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/210

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son but, mais en renonçant même aux moyens qui pourraient l’y mener le plus sûrement, si ces moyens, quoique avantageux dans le présent, peuvent être périlleux pour l’avenir, s’il y a la moindre chance qu’ils puissent un jour se retourner contre lui. Il n’apporte avec lui aucun de ces mobiles d’amour-propre qui rendent les peuples si dangereux à un moment donné, mais qui donnent si aisément prise sur eux, et qui les rendent si faciles à réduire après leur moment de triomphe passé : il n’a ni point d’honneur espagnol, ni vanité française, ni entêtement germanique, ni respectabilité anglaise. Peu importe aux Russes d’avoir raison, pourvu qu’ils gagnent ; ils reculeront s’il le faut, en dépit du point d’honneur militaire ; ils accepteront les quolibets et se laisseront volontiers traiter de Cosaques, pourvu qu’ils avancent d’un pouce de terrain. Nulle fausse honte, pas de respect humain, nul bruyant amour de la gloire. Voilà leur force ; ils sont en ce sens le plus moderne des peuples ; ils le sont même plus que les Anglais. Quelle est la manière moderne de comprendre la vie ? Arriver à son but et y arriver en sacrifiant toutes les idoles auxquelles les peuples avaient élevé un culte, — la gloire, le courage militaire, l’enivrement du succès ; y arriver modestement, à pied, en habit noir et de tous les jours ; triompher, en un mot, sans le vain appareil des triomphateurs, sans les ovations, les fanfares et le cortège. C’est là, comme on sait, la méthode qui a rendu l’Angleterre si puissante et si grande, c’est cet héroïsme obscur, ce dévouement à un but, quelque restreint et modeste qu’il soit, ce sacrifice de l’amour-propre et de l’éclat. Faire tout simplement ce qu’on a à faire, quand on peut, comme on peut, avec les outils qu’on a sous la main, tel a été le moyen de succès de tous ses hommes d’état, de tous ses capitaines et de ses plus humbles enfans eux-mêmes. Lutter contre un sol rebelle ou affronter des glaces, défricher des forêts ou creuser des railways, se battre indifféremment, selon que l’occasion ou la nécessité l’exige, contre un alligator ou un Indien, pendre un rajah rebelle ou abattre la puissance de Napoléon, peu importe le but à atteindre et le genre d’entreprise à mener à fin : il s’agit de les atteindre tous également bien et de les mener toutes également abonne fin. C’est dans la connaissance de cette vérité, — que toutes les vertus sont égales et en fin de compte rendent tous les buts de la vie égaux, quelque différens qu’ils soient en apparence, — c’est dans cet héroïsme obscur et modeste que l’Angleterre a trouvé sa force et sa grandeur. Mais il est une dernière idole à laquelle l’Angleterre ne renoncera jamais. Un Anglais peut consentir à bien des choses ; il peut consentir à mourir bravement tout en laissant un nom ignoré, il peut consentir à se laisser railler pendant des années entières, s’il est persuadé de l’importance du projet qu’il a conçu ; il peut consentir à tous les sacrifices