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« … L’opulence de l’homme bienfaisant ne périra point ; le méchant ne trouve point d’ami. — Je le dis en vérité, le mauvais riche possède une abondance stérile ; cette abondance est sa mort… C’est un pécheur, invétéré qui mange tout (sans rien réserver pour l’avenir). »


Ce sont là des préceptes de morale et de religion ; le poète rappelle aux hommes qu’il existe une autre vie pour laquelle il doit amasser des trésors. La société aryenne s’est développée, et déjà se montre la richesse égoïste et dure au pauvre. On le voit, l’hymne ne sera plus exclusivement un chant sacré, une invocation qui accompagne le sacrifice, mais la forme sous laquelle se produiront les inspirations de tout genre, la trompette que chaque poète embouchera pour faire entendre à un peuple intelligent de nobles pensées enfermées dans de belles stances[1]. Il faut donc reconnaître que les mille et quelques hymnes réunis sous le titre de Rig-Véda, bien qu’ils soient écrits dans un style antique, dans une langue plus concise, moins souple que celle employée par les compilateurs des épopées, appartiennent à une même période, mais représentée par plusieurs siècles.

  1. Nous ne pouvons nous empêcher de citer, au moins en note, quelques passages de l’hymne au Dieu du Jeu, l’un des plus curieux morceaux qui aient été écrits en aucune langue.
    « J’aime avec ivresse ces enfans du grand Vibhaka (Celui qui distribue le bonheur), ces Dés qui s’agitent, tombent dans l’air et roulent sur le sol ; mon ivresse est pareille à celle que cause le sommeil… Que Vibhaka toujours éveillé me protège. — J’ai une épouse qui n’a contre moi ni colère, ni mauvaise parole. Elle est bonne pour mes amis comme pour son époux. Et voilà la femme dévouée que je laisse pour aller tenter la fortune. — Cependant ma belle-mère me hait, mon épouse me repousse. Le secours que me demande le pauvre est refusé, car le sort d’un joueur est celui d’un vieux cheval de louage. — D’autres consolent l’épouse de celui qui aime les coups d’un Dé triomphant. Son père, sa mère, ses frères lui disent : Nous ne le connaissons pas, emmenez-le enchaîné. — Quand je réfléchis, je ne veux plus être malheureux par ces Dés ; mais en passant les amis me poussent. Les Dés noirs en tombant ont fait entendre leurs voix, et je vais à l’endroit où ils sont, comme une femme perdue d’amour. — Le joueur arrive à la réunion ; il se dit le corps tout échauffé : Je gagnerai ! Les Dés s’emparent de l’âme du joueur qui leur livre tout son avoir. — Les Dés sont comme le conducteur de l’éléphant, armé d’un croc avec lequel il presse. Ils brûlent le joueur de désirs et de regrets, remportent des victoires, distribuent le butin, pour le bonheur et le désespoir des jeunes gens, et pour les séduire ils se couvrent de miel…. O joueur, ne touche pas aux Dés ; travaille plutôt à la terre et jouis d’une fortune qui soit le prix de ta sagesse. Je reste avec mes vaches avec mon épouse… — O Dés, soyez bons pour nous et traitez-nous en amis. Ne venez pas avec ton cœur impitoyable. Réservez votre colère pour nos ennemis. Qu’un autre que nous soit dans les chaînes de ces noirs combattans. »
    Le joueur qui parle de la sorte n’est qu’à moitié converti. Le démon du jeu, qui s’est emparé de lui trop souvent, reviendra à la charge, et c’est précisément là ce qui fait l’intérêt dramatique de cette pièce singulière. Comme ce pauvre homme a peur des Dés ! Il a reconnu en eux cette divinité, cette passion irrésistible qui dominera les rois eux-mêmes et leur fera perdre un royaume d’un seul coup, comme cela arrivera au prince Naïa.