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I.

Le contraste du génie rêveur de l’Allemagne et du génie russe, tel est le côté original des écrits de M. Alexandre Hertzen. Quoique Russe de naissance, il est fils d’une Allemande, et ainsi s’explique un fonds de mélancolie qui persiste chez lui malgré l’humeur satirique du romancier, malgré l’exaltation du publiciste. Les écrivains français du dernier siècle ont eu aussi, concurremment avec Hegel, leur part d’action sur cette mobile intelligence, et c’est à son commerce avec les philosophes ou les romanciers précurseurs de la révolution française que M. Hertzen doit en grande partie la précision, la vivacité militante qui caractérisent son style. Qu’on se figure tous ces élémens disparates, — Philosophie allemande, littérature française, esprit russe, — venant se disputer la pensée d’un jeune élève à l’université de Moscou, et l’on aura l’idée des études laborieuses et inquiètes au milieu desquelles se forma M. Hertzen.

Imprudemment initié à un monde si différent de celui où il était appelé à vivre, le jeune admirateur de Hegel et des encyclopédistes contracta bien vite les habitudes d’opposition dont ses écrits ont gardé l’empreinte. Avant d’avoir terminé entièrement ses études à l’université de Moscou, dont il fut un des plus brillans élèves, Alexandre Hertzen ne craignit pas de se poser en adversaire déclaré des principes politiques et des usages traditionnels de son pays. Les propos qu’il tenait furent signalés au gouvernement, et l’étudiant fut arrêté avec quelques-uns de ses condisciples. Après un emprisonnement assez long, les inculpés furent condamnés à l’exil en Sibérie. On les amène entourés de gardes devant le gouverneur militaire de la ville, et la rigoureuse sentence leur est signifiée. Ils l’écoutent et restent silencieux. Tout à coup l’un d’entre eux, jeune homme-au regard intelligent et fier, sort des rangs ; il s’avance la tête haute et d’un pas assuré. Que veut-il ? Ce n’est point, vous le croirez sans peine, l’indulgence du gouverneur qu’il va solliciter ; non, il lui déclare que, n’ayant rien à se reprocher, il serait heureux de connaître les motifs du châtiment qu’on juge à propos de lui infliger. Ce jeune homme, on l’a deviné, c’est Hertzen. — Heureusement cette audacieuse sortie n’aggrava nullement ses torts aux yeux du gouvernement russe, comme on serait tenté de le supposer. Bien mieux, la peine qu’il avait encourue fut abaissée d’un degré, et au lieu d’être transporté au milieu des neiges éternelles de la Sibérie, M. Hertzen fut relégué dans l’une des villes occidentales de l’empire, à Perme, et autorisé à y entrer au service civil. Plus tard, nous le voyons, à Novgorod et à Pétersbourg même, occupant divers postes administratifs et judiciaires.