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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/333

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L’épais docteur Kroupof[1] paraît à Dmitri un ange descendu du haut des cieux ; l’étudiant lui expose la triste situation dans laquelle il se trouve, et le docteur, tirant une lettre de son volumineux portefeuille, lit ce qui suit : « Proposez 2,000 roubles par an et ne dépassez pas 2,500, parce qu’un de mes voisins a un Français de Genève qu’il paie 3,000. On aura une chambre à part, du thé le matin, le service et le blanchissage suivant l’habitude ; repas à la table des maîtres. »

Dmitri demande quelles sont les connaissances exigées, parle en rougissant de la somme que l’on propose, et avoue au docteur que l’idée de vivre dans une maison étrangère l’effraie. Le docteur le rassure. « Il s’agit de donner des leçons à un enfant ; quant aux parens, vous ne les verrez qu’à table. Le général ne vous fera point tort d’un kopek, je vous le garantis. Sa femme dort perpétuellement ; c’est donc en songe seulement qu’elle pourrait vous causer quelque chose de désagréable. Enfin la maison de Négrof est sur le pied ordinaire : elle n’est ni pire ni meilleure que toutes les autres maisons de propriétaires de campagne. » Ces observations décident Dmitri, et le docteur ayant de son plein gré porté les appointemens au maximum, l’affaire est conclue.


« C’est après avoir appris à ses dépens, nous dit M. Hertzen, que les plus beaux projets et les plus belles paroles du monde ne sont jamais rien de plus, que le docteur Kroupof s’était établi à *** pour le reste de ses jours, et qu’il avait pris peu à peu l’habitude de parler d’un ton doctoral, de porter une tabatière et deux mouchoirs, l’un blanc et l’autre rouge ; mais la vie de province ne l’avait pas entièrement changé : il y avait encore chez lui un reste d’humanité, et l’on voyait même parfois briller sur le bord de ses paupières quelques petits points étincelans. Le jeune homme timide et honnête qu’il venait de rencontrer lui rappela le temps où il projetait avec le professeur Antone Ferdinanedovitch de faire une révolution dans l’art médical, et de se rendre pédestrement à l’université de Goettingue. Un sourire mélancolique contracta ses lèvres, et il se demanda s’il faisait bien de pousser ce jeune homme à accepter la triste condition de précepteur au milieu des steppes de l’Ukraine. L’idée de lui offrir quelque argent pour rester à Moscou traversa même son esprit. Il l’aurait fait assurément, il y a une quinzaine d’années, mais à son âge on a une peine extrême à délier les cordons d’une bourse. « C’est probablement sa destinée, » se dit-il, et cette réflexion philosophique calma sa conscience. Napoléon prétendait que le mot de fatalité n’avait point de sens ; c’est sans doute pour cela qu’il est si consolant…

« — Ainsi, reprit le docteur en se levant, l’affaire est entendue. Partons ensemble ; je vous donnerai avec plaisir une place dans ma voiture. »


Nous avons fait connaissance avec l’instituteur Dmitri. Donnons maintenant un regard au général Négrof. Comme la plupart des

  1. Le docteur Kroupof est le héros d’un autre roman de M. Hertzen. Ici il n’intervient que comme personnage épisodique.