Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/336

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disait en Russie les provinciaux. Les renseignemens que l’auteur nous fournit sur le compte de cette intéressante personne sont trop curieux pour que nous les passions sous silence. Arrivée en Russie dans les dernières années du règne de Catherine, Élisa Avgoustovna y exerça d’abord les modestes fonctions d’habilleuse attachée à la troupe des comédiens français de Saint-Pétersbourg. Son mari tenait l’emploi de second amoureux ; mais ayant été surpris un soir dans la chambre à coucher d’une actrice chez laquelle il se rendait parfois en secret, comme il convient à un homme marié, il fut jeté par la fenêtre à la suite d’une discussion qu’il eut avec un homme demeuré inconnu, et mourut des suites de cette aventure. Élisa Avgoustovna est donc restée veuve, et cela à l’âge où les femmes tiennent le plus à être mariées, c’est-à-dire vers trente ans. Quelque temps après cette catastrophe, elle est entrée comme dame de compagnie chez un paralytique, puis elle s’est placée en qualité de gouvernante dans la maison d’un homme veuf qu’elle a quitté bientôt pour une princesse, etc. On n’en finirait pas s’il fallait donner la liste de toutes les éducations qu’elle a faites ; celle des connaissances qu’elle possède est beaucoup moins considérable. La savante préceptrice n’enseigne que la grammaire française, et encore elle est loin d’en connaître à fond tous les mystères, car longtemps après qu’elle eut débuté dans cette carrière épineuse et lorsque déjà ses beaux cheveux noirs avaient complètement blanchi, il lui arrivait encore de faire des fautes d’orthographe assez grossières. Elle n’en raconte pas moins à qui veut l’entendre qu’elle a préparé pour l’université les fils d’un grand seigneur russe dont personne n’a entendu parler. C’est surtout par des mérites d’un tout autre genre qu’Élisa Avgoustovna a su mériter la confiance et l’estime des parens de ses élèves : elle se soumet par exemple, avec une rare humilité, à leurs moindres caprices, et fait preuve d’une incomparable habileté lorsqu’ils la chargent de quelque négociation officielle ou secrète. En somme, la profession ingrate qu’elle exerce ne lui est nullement pénible ; toujours souriante et tricotant, elle mène de front l’instruction de ses élèves et les petites intrigues dont on lui confie la direction, et qui, disons-le en passant, se dénouent ordinairement dans quelque chambre à coucher.

Les devoirs qu’elle remplit dans la famille Négrof sont du reste plus assujettissans que pénibles. Chaque matin elle conduit ses enfans dans la grande salle de la maison, où le général, en robe de chambre et la pipe à la bouche, accable d’injures l’intendant ou le starosta, qui comme nous l’avons dit, bravent ces orages quotidiens avec un calme et une impassibilité imperturbables. Pendant que les enfans baisent respectueusement la main de leur père, la vieille gouvernante, qui est de petite taille et extrêmement fluette, se reploie encore sur elle-même de manière à devenir presque imperceptible,