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des meilleurs morceaux du roman. Le noble personnage nous révèle un des côtés les plus remarquables du caractère russe. Le général n’est assurément pas un homme intelligent, mais il est doué au plus haut point de cet esprit positif qui est si répandu en Russie, surtout parmi le peuple. Il y avait longtemps que le digne homme voulait se débarrasser de Lioubineka. L’idée d’obliger Dmitri à l’épouser s’était donc déjà présentée à son esprit. Il saisit avec empressement l’occasion qui s’offre de réaliser ce plan. Le mariage de Dmitri et de Lioubineka ne tarde pas à être célébré, et le bon docteur Kroupof, qui a cherché à détourner Dmitri de l’union qu’on lui impose, n’en fait pas moins son possible pour décider Négrof à doter convenablement Lioubineka. Le général ne peut se résoudre à lui donner plus de dix mille roubles, mais il se charge de l’installation du jeune ménage à ***, où Vladimir a obtenu, par son entremise, une place de maître dans le gymnase impérial. Lorsque celui-ci vient prendre congé du général avec sa femme, Négrof fait appeler un de ses domestiques, Nikolachka, jeune homme de vingt-cinq ans, mais poitrinaire, et Palachka, femme de chambre, presque défigurée par la petite vérole. Ces deux serviteurs s’étant présentés, le général prend un air grave et même sévère. « Prosternez-vous, leur dit-il, et baisez la main de Lioubove Alexandrovna et de Dmitri Vladimirovitch. Ce sont vos nouveaux seigneurs. » Et il prononce ces derniers mots d’une voix forte et avec l’inflexion qui convient à la circonstance. « Servez-les bien, et vous en serez récompensés. »


« — Et vous, ajouta-t-il en s’adressant aux nouveaux époux, traitez-les avec indulgence, s’ils se conduisent bien, et dans le cas contraire, envoyez-les-moi ; j’ai à l’usage des mauvaises têtes une gymnastique de ma façon, qui est très salutaire. Je vous les rendrai souples comme de la soie. Il ne faut pas gâter son monde, non. Voilà mon cadeau de noces. Mais comment allez-vous faire avec des domestiques libres ? Croyez-m’en : un domestique libre est un animal de la même espèce qu’un serf. Comme il n’a rien à craindre, il prend son passe-port et se met à courir les antichambres jusqu’à ce qu’il ait trouvé une place. Allons ! vous autres, dit-il éloquemment à Nikolachka et à sa compagne, saluez vos maîtres et allez-vous-en. — Les domestiques se jetèrent une dernière fois aux pieds des jeunes mariés et s’éloignèrent pour se disposer à suivre ceux-ci dans leur nouveau domicile. Quelques jours après, le général, fidèle à la promesse qu’il avait faite de veiller à l’installation de Dmitri et de sa femme, leur envoya tous les meubles hors d’usage qu’il avait dans ses greniers, une calèche qu’il avait achetée à Moscou, à l’époque de son mariage, et un vieux cheval ; mais celui-ci, ayant probablement perdu l’habitude du grand air, creva en route, et le malheureux paysan qui était chargé de le conduire en fut tellement terrifié, qu’il erra plus d’un mois dans les environs avant d’oser reparaître devant son maître. »


Avec le mariage de Dmitri, la première partie du roman est