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plutôt qu’à raconter. Il se produit de nos jours en Russie une sorte de réaction contre les compositions un peu théâtrales que l’influence byronienne y avait mises à la mode pendant quelques années. Le public russe accueille aujourd’hui avec un empressement significatif des récits naturels, empruntés aux mœurs domestiques du pays, et souvent exacts jusqu’à la minutie. Ne nous en plaignons pas : on n’a commencé en France à bien connaître la Russie que depuis l’époque où la littérature russe est entrée dans cette nouvelle voie.

C’est aussi à cette tendance vers l’étude scrupuleuse de la réalité que nous devons quelques-uns des meilleurs portraits tracés dans le roman de M. Hertzen. Le personnage de Beltsof représente par exemple avec une fidélité parfaite un seigneur russe de la nouvelle génération. D’autres écrivains, Pouchkine, Lermontof, avaient déjà mis en scène de pareils héros de scepticisme et d’ironie élégante ; mais ils avaient marqué leur création d’un cachet individuel qui en altérait la vérité générale. Le Beltsof de M. Hertzen n’est point jeté dans ce moule, et il n’en est que plus vrai, plus vivant : le caractère du séducteur de Lioubineka soulève cependant une question. En opposant Beltsof au général Négrof, M. Hertzen aurait-il voulu mettre en présence la nouvelle et l’ancienne génération des nobles russes, et aurait-il songé à exalter la première aux dépens de la seconde ? — S’il en est ainsi, son intention n’a été qu’imparfaitement rendue. Sans doute Négrof est un triste exemple de sensualité brutale, mais l’élégant Beltsof est-il donc un modèle à suivre ? Vous nous le montrez, il est vrai, accomplissant un douloureux sacrifice ; mais lorsqu’il s’y décide, esprit orgueilleux et incertain, il a déjà pleinement assouvi la passion qui le domine, et le renoncement que vous lui attribuez ne saurait avoir un grand mérite. Croyez-nous, votre héros n’est qu’un raisonneur, dont l’esprit, nourri de brillans paradoxes, a étouffé la conscience. Si la vie de Négrof s’achève dans une oisiveté grossière, elle compte au moins quelques années utilement remplies. Négrof a aimé son pays et l’a servi selon ses moyens. Qu’a fait Beltsof ? Epuisé par le désœuvrement, étranger à ses compatriotes, il les fuit, il passe son temps à les décrier dans toutes les capitales européennes, et quand il revient dans son pays, la force lui manque pour aborder résolument la vie active, pour donner à ses facultés brillantes une direction utile. Si Pierre le Grand revenait au monde, à coup sûr il verrait avec chagrin ce qu’est devenue la noblesse russe. Elle n’a point su, à son exemple, tirer des civilisations occidentales ce qu’elles contiennent d’élémens salutaires ; elle n’a mordu au fruit de l’arbre de science que pour en savourer le poison, et si elle a dépouillé les mœurs grossières de ses ancêtres, c’est pour copier les sociétés étrangères dans ce qu’elles ont à la fois de plus superficiel et de plus corrompu.