Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/477

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

précédent ; je lui répondais, mais de bien meilleures choses que quand elle était réellement devant moi. — Allons ! me disais-je, nous voilà mari et femme. Que feras-tu, Jean-Denis, pour lui faire plaisir ? — Et je me voyais lui louant un petit jardin, la menant au bois tous les dimanches, lui offrant les premiers raisins ou les premières cerises. La nuit seule, en me rafraîchissant le cerveau, m’arrachait à ces folies, mais elle n’avait pas le pouvoir de me les rendre moins chères. Tous les soirs après mon souper, j’allais en faire nouvelle provision près de Mlle Élisa, et j’en revenais toujours abondamment pourvu. Il y avait bien des momens où je ne parvenais pas à me cacher qu’un jour il me faudrait les voir s’envoler, et que cela ne se ferait pas sans souffrance ; mais, me disais-je, tu es vigneron, Jean-Denis ! Parce qu’il y aura de la grêle tout à l’heure, est-ce qu’en attendant la vigne ne profite pas du chaud ! Jouis toujours, Jean-Denis ; aujourd’hui est aujourd’hui ; demain, s’il le faut, tu achèteras des mouchoirs pour pleurer.

Plusieurs mois s’écoulèrent dans ce contentement de cœur. Autant l’hiver précédent m’avait paru mortellement long, autant celui-ci passa vite. J’étais si heureux dans ces soirées charmantes, que la belle saison ne pouvait que venir abréger. Pendant le jour, n’allant pas chez Mlle Élisa, je restais chez moi à me parler d’elle ou à lire. Avant de la connaître, je n’avais que peu le goût des livres ; j’aimais mieux causer avec les vieilles gens. Le désir de me rendre plus digne d’elle me fit rechercher la lecture. Mon maître me prêta quelques ouvrages ; j’en trouvai d’autres chez Mme Roset et chez mes cousines. M’arrivait-il de tomber sur un livre où des amans de condition inégale finissaient par se marier, je pleurais d’attendrissement ; je relisais la même page autant que le pouvaient mes yeux tout embrouillés de larmes ; je donnais aux deux amoureux le nom d’Élisa et de Jean-Denis ; je me croyais sincèrement l’un d’eux. Plus d’une fois, le miaulement d’un chat dans le grenier ou un éclat de voix de la vieille Nanette m’ayant tiré de mon rêve, je me réveillai transi de froid et les membres tout engourdis. Mon poêle de fonte était éteint depuis deux ou trois heures, et l’eau de mon aiguière était prise à glace tout à côté.

Mlle Élisa devenait de plus en plus cordiale pour moi ; elle me traitait en parent qui n’a que le tort d’avoir reçu une éducation moindre. Moi, j’étais toujours aussi respectueux pour elle. Son bon cœur m’eût aisément pardonné, j’en suis sûr, un peu de familiarité ; mais je me l’interdisais à cause de ma position. Un jour cependant, je m’enhardis jusqu’à lui offrir un bouquet de fleurs du bois. Il est vrai qu’elle m’avait dit la veille : — Que vous êtes heureux, voisin, de pouvoir aller au bois ! On dit qu’il y a déjà bien des fleurs. — On était