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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/479

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volontiers pour soulager sa mère ; Mme Roset ne voulait pas en entendre parler. — Pas de mon vivant, lui dit-elle un jour devant moi ; après, tu feras tout ce que tu voudras. — Et elle ajouta en riant : — Patience, Élisa. As-tu déjà oublié ce que t’ont dit les cartes quand je te les ai tournées ? Un beau jour arrivera un épouseur, un brave garçon, un employé du gouvernement ; il t’aimera comme pain bénit et te réclamera comme l’aumône. Je vous donnerai ma bénédiction, et nous mangerons du poulet du premier de l’an à la Saint-Sylvestre. — Mais je n’ai pas de fée pour marraine, moi, dit Mlle Élisa. — Et le bon Dieu, répondit Mme Roset d’un ton plus sérieux, n’est-il pas bien aussi puissant qu’une fée ? Il a ressuscité des morts ; il peut bien marier des vivans. J’ai épousé un contrôleur, et je n’étais pas plus riche que toi et bien moins jolie. — Mlle Élisa rougit à ce dernier mot, et son trouble fit qu’elle ne s’aperçut pas de mon dépit ; Mme Roset, tout occupée de sa fille, n’y donna pas non plus attention.

Mon amour cependant commençait à n’être plus un mystère dans le quartier. Partout, dans les veillées des vignerons, on racontait que j’allais me marier avec Mlle Élisa, et les moqueries, vous pouvez bien le croire, ne m’étaient pas épargnées. — Est-il vrai, disait l’un, qu’il mettra toute sa vendange en confitures pour sa femme ? — Il me tarde, ajoutait un autre, de la voir essarmenter ; on dit qu’elle y ira en petits souliers de satin. — Êtes-vous bêtes ! répondait un troisième ; il la portera dans sa hotte. — Et cent autres railleries qui me peinèrent beaucoup ; je tremblais qu’elle ne vînt à les apprendre. Et puis, ce qui me chagrina au moins tout autant, il m’arrivait souvent de ne plus rencontrer le soir Mlle Élisa chez elle : c’était trois ou quatre fois par semaine que sa chaise restait vide le soir. Où pouvait-elle être ? J’aurais donné pour le savoir jusqu’à la petite croix de ma mère ; mais je n’osais le demander, et quant à l’épier dans ses sorties, cela me répugnait. Suzette Guyot ne me laissa pas longtemps dans le doute. — Eh bien ! me dit-elle un jour que je la rencontrai dans la rue, apprêtes-tu tes escarpins, Jean-Denis ? — Mes escarpins ? lui dis-je ; est-ce que tu te maries, Suzette ? — Pas moi, me répondit-elle, mais Élisa Roset. Elle épouse Émile Dupuis ; elle y va déjà tous les soirs. — Un éblouissement me prit ; je manquai de tomber à la renverse. Suzette vit bien le mal qu’elle m’avait fait. Au fond, elle n’était pas méchante, mais seulement un peu jalouse, comme toutes les femmes. Elle me demanda franchement pardon de m’avoir annoncé la chose si brusquement ; mais elle ne croyait pas me faire tant de peine. Elle s’excusait encore, que j’étais déjà bien loin.

Je courus d’abord chez moi pour m’y enfermer. Arrivé au pied de l’escalier, je craignis d’y rencontrer Mlle Élisa, et je ne montai pas. D’ailleurs, dans ma chambre, je me serais trouvé encore trop près