pouvoir pas avoir une vigne à lui, mais il avait une nichée d’enfans ; la même miche ne paraissait pas chez eux deux fois sur la table. Et puis les mauvaises années sont venues, si bien qu’il n’a jamais pu mettre assez d’argent de côté. Toi, au lieu d’une vigne, t’en voilà du coup cinq ou six, et pour cela rien qu’un mot à dire… Tu ne réponds rien, tu es là comme un saint de bois dans sa niche. Est-ce que tu achèterais tes paroles au marché, que tu as si peur d’en dire une ?
— Eh bien ! fis-je, ma tante, puisque vous voulez absolument que je parle, demandez-moi toute autre chose, je suis prêt à obéir ; mais jamais je ne cesserai d’aimer Élisa Roset, jamais je n’aimerai votre Suzette Guyot, jamais elle ne sera ma femme, jamais, entendez-vous bien, ma tante !
— Mon Dieu ! dit-elle, le pauvre garçon ! il est fou !
Ce mot de fou me mit tout hors de moi-même. Je me levai brusquement et me promenai à grands pas dans la chambre en renversant chaises et tabourets.
— Oui, oui, criai-je de toutes mes forces, oui, je suis fou, et puis après ? Vous croyez avoir tout dit en disant que je suis fou ! Il n’y avait pas encore eu de fou dans la famille ; ça en fera un. Ah ! je suis fou ! Savez-vous ce qu’on fait avec les fous ? On les laisse tranquilles et on ne prend pas plaisir à les tourmenter. Vous dites que vous remplacez ma mère ; j’ai donc bien perdu au change : ce n’est pas elle, la pauvre femme, qui se serait amusée à me torturer, comme vous le faites depuis une heure. Ah ! je suis fou !…
Oui, monsieur, j’ai dit tout cela à ma tante. J’étais comme un chien en rage, qui ne connaît plus personne. Pauvre tante ! elle qui avait eu tant de soins de moi après la mort de mes parens, qui de leur vivant même me traitait déjà comme un de ses enfans ! voilà comme je l’ai récompensée ! Avec quelle bonté elle m’a pardonné ! Trois ans après, comme j’étais près d’elle durant sa dernière maladie : — Jean-Denis, me dit-elle, je sens que je m’en vais. J’aurais voulu voir mes enfans établis avant de mourir, mais à la volonté de Dieu ! Je n’ai pas pu faire pour toi tout ce que j’aurais voulu ; le désir y était, il n’y a que les moyens qui ont manqué…
— Oh ! ma tante, m’écriai-je en fondant en larmes, au moins pardonnez-moi les choses indignes que je vous ai dites, vous savez, ce soir…
Elle ne me laissa pas achever,
— Voilà cent fois, me dit-elle, que tu reviens sur le même chapitre. C’est chose oubliée depuis longtemps. Je n’ai d’ailleurs pas eu à me plaindre de toi, mais d’un autre Jean-Denis qui ne te ressemblait que de figure ; encore avait-il un air que je ne t’ai jamais vu…