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trop ardente de jeter l’anathème sur les lettres grecques et latines, et aussitôt il s’engage une véritable bataille des livres plus plaisante que celles qu’ont chantées Swift et Boileau. On se dispute un an à ce sujet ; l’épiscopat français tout entier prend parti dans la querelle, le clergé français se sépare en deux camps, les représentans de la science laïque dénoncent une Saint-Barthélémy intellectuelle, on en appelle à Rome, et le représentant du catholicisme élève la voix pour décider une question qui reposait en paix depuis trois cents ans. Un autre jour encore, la presse française se divise sur les mérites du moyen âge, les uns déclarant que le moyen âge fut l’âge d’or de l’humanité, les autres refusant d’y voir autre chose que des rues mal pavées et des moines ignorans. J’en suis désolé pour ceux qui veulent absolument que leur époque soit en tout semblable aux précédentes ; mais y a-t-il fait qui constate d’une manière plus frappante l’incertitude des esprits contemporains ? Que signifient ces discussions rétrospectives si passionnées, sinon que nous ne sommes point satisfaits de nous-mêmes, que nous regrettons beaucoup, que nous espérons peu, et, par-dessus tout, que nous n’avons pas de principe actuel qui nous fasse vivre et nous tienne lieu du passé ? Je ne sais si l’axiome : « heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! » est vrai ; mais en revanche on peut sans se tromper le retourner ainsi : « heureuses les générations qui ne s’occupent pas de l’histoire, heureux les hommes qui ne tournent pas leurs regards vers le passé, qui n’ont rien à regretter, à qui le présent suffit, parce qu’ils y trouvent à la fois un principe pratique d’action et un but moral ! »

Sans rechercher bien loin les causes de ce chaos moral dans lequel se débat la France, ne pourrait-on pas l’attribuer en partie à la disparition d’une classe d’hommes qui depuis trois cents ans a joué un grand rôle en Europe et en France plus encore qu’ailleurs, — les hommes qu’on appelait jadis éclairés ? Quel est le spectacle politique que donne la France depuis un demi-siècle ? Les ambitions et les passions jettent en avant un mot qui désigne un principe vrai : c’est tantôt le mot liberté, tantôt le mot égalité, tantôt le mot autorité ; et le public, après l’avoir entendu résonner quelque temps à ses oreilles, finit par se persuader qu’il y croit, l’adopte et le répète jusqu’à ce que ce mot soit devenu un fait. La France passe ainsi d’un système traditionnel à un système libéral, et d’un système anarchique à un système autocratique. Entre ces ambitions qui cherchent à se satisfaire et le public qui leur prête naïvement la main, il n’y a aucun intermédiaire. Il est étonnant de voir à quel point les lumières existent peu non-seulement parmi ce public affairé qui s’agite tout le jour pour trouver ses moyens d’existence, mais encore parmi le public riche, indépendant, qui possède le repos et le loisir. Les hommes