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en France commencent à ne se distinguer les uns des autres que par le costume ; mais moralement cet homme si luxueusement couvert, si irréprochablement cravaté, n’est pas différent du voisin plus pauvrement vêtu : ils rentrent l’un et l’autre dans la vulgaire foule humaine. Ils ne sont point séparés par les lumières, ni même par l’éducation ; ils ne sont séparés que par les intérêts. L’un est généralement conservateur à tout prix parce qu’il a beaucoup à perdre ; l’autre est généralement indifférent au maintien de l’ordre, parce qu’il n’a à peu près rien à y gagner. Quant à consulter l’un ou l’autre sur une question d’intérêt politique ou moral, cela est inutile ; leurs deux opinions ne valent pas mieux l’une que l’autre et ne peuvent être acceptées avec confiance. Aussi l’opinion numérique est-elle arrivée à n’avoir aucun prix, et l’on se trouve dans cette situation décrite par les anciens, où l’opinion de toute une ville ne vaut pas très souvent celle d’un seul homme, où l’opinion d’un sage reconnu pour tel par toute une nation vaut mieux que celle de cette nation tout entière. Il n’y a plus à se fier au public ; si même à l’avenir on veut éviter de tomber dans beaucoup d’erreurs, il faudra éviter en même temps de compter avec lui.


I.

Cette classe particulière d’hommes dont nous voyons les derniers représentans, et qui jeta son dernier grand éclat au XVIIIe siècle, a existé pendant trois cents ans. Il est remarquable que les hommes éclairés sont nés avec les partis politiques, et l’on peut prévoir qu’ils disparaîtront avec eux. L’existence des partis est un fait bien plus moderne qu’on ne le croit généralement. Il n’y avait pas, à proprement parler, de partis au moyen âge, car dans une société irrégulière il y a seulement des phénomènes sociaux. De loin en loin, un fait se produit qui dérange la vie des populations et la force de s’arranger autrement que par le passé : ce ne sont que des faits résultant tantôt de la fatalité des passions humaines, tantôt de la condition matérielle de la société, tantôt de l’initiative individuelle. Un Pierre l’Hermite prêche les croisades et précipite l’Europe sur l’Asie, des populations pressurées et affamées se soulèvent, des intérêts naissent et demandent leur place au soleil ; mais il n’existe rien qui ressemble à ce qu’on peut appeler un parti. Les partis supposent une société qui possède une connaissance plus complète de la vérité morale que celle qu’avait le moyen âge ; ils supposent une société intellectuelle et non plus instinctive, qui est capable de transformer ses passions en principes moraux, qui n’est plus menée par