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peuples orientaux, le médecin en Russie était responsable du résultat de ses soins. M. Wilhelm Stricker rapporte la singulière histoire d’un pauvre étudiant de l’Allemagne du nord à qui le tsar Boris Godunof avait conféré lui-même la dignité doctorale. Le médecin de Boris Godunof lui demandait l’autorisation d’aller passer quelque temps dans une université allemande pour y obtenir son diplôme ; le tsar se fit expliquer ce que c’était qu’un diplôme de docteur, et aussitôt il écrivit de sa main, en l’honneur de l’homme qui l’avait guéri de la goutte, toute une magnifique pancarte deux fois grande comme les parchemins universitaires. Le consciencieux Allemand dut se contenter de ce titre. Cela n’empêcha pas que, la goutte étant revenue, le docteur impérial ne fût exposé à de cruelles disgrâces. On voyait aussi beaucoup d’Allemands dans les emplois de la cour ; c’étaient des interprètes, des ingénieurs et des officiers, ces derniers attachés presque tous à la religion grecque. La garde allemande du château impérial rendait souvent de grands services ; en 1647, une émeute provoquée par les exactions de Morosof, beau-frère du tsar Alexis Michelovitch, éclata à Moscou ; le palais de Morosof était livré au pillage, le chancelier de l’empire, Nasari, venait de périr égorgé, et déjà, enveloppés par l’insurrection victorieuse, les gardes russes du palais avaient abandonné leur poste ; si les Allemands n’eussent couvert le tsar de leurs corps, c’en était fait de sa vie.

Ainsi, dès le XVe et le XVIe siècle, Moscou était un refuge ouvert, non seulement à ces étrangers plus savans ou plus industrieux qui pouvaient servir la politique des tsars, mais aussi à tous les aventuriers audacieux qu’attirait l’espérance au sein d’un peuple inculte et d’un gouvernement d’intrigue. L’Allemagne surtout en fournira de singuliers exemples. Nous parlions ici, il y a quelques semaines, de ces belles biographies consacrées par M. Varnhagen d’Ense à de hardis soldats de fortune qui étaient allés chercher la puissance et la gloire loin de cette Allemagne trop paisible, où leur activité ne pouvait se donner carrière ; l’habile peintre du comte de Lippe, du maréchal Schulembourg et du roi Théodore aurait trouvé dans l’histoire de Russie des types plus expressifs encore et de plus dramatiques destinées. Il semble que le règne de Pierre le Grand ait dû mettre fin à ces tentatives des Allemands, et que l’orgueil russe, exalté par le génie du maître, ait dû essayer désormais de se suffire à lui-même. Si Pierre le Grand s’était servi de la science des étrangers, il n’avait jamais souffert qu’ils s’imposassent à lui, et de même que, selon l’expression de Rulhière, il avait été le bourreau de ses peuples pour les civiliser, il avait été le protecteur des étrangers pour en faire les instrumens de sa force et de sa domination. Ce fut lui pourtant qui, par l’exemple de quelques fortunes extraordinaires dues à son seul