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l’antiquité, dédaignent les ténèbres féodales, et ceux qui, admirateurs du moyen âge, damnent l’idolâtrie païenne.

Le coup d’œil ainsi jeté sur la poésie épique des trouvères et des troubadours permet d’étendre le regard au-delà. Cette poésie n’eut qu’un succès éphémère et ne survécut pas aux générations qui la produisirent et l’aimèrent, ne s’étant pas personnifiée en un génie souverain. Pourtant, étudiée et comprise, elle jette une certaine lumière sur la poésie épique tout entière, sur celle qui traverse les âges, et qui vit, selon l’expression de Tacite, dans la mémoire des hommes, dans la renommée des choses.

Le premier qui se présente est Homère avec l’Iliade et l’Odyssée. Je ne parle pas ici des poèmes de l’Inde ; d’abord ils ne paraissent pas de beaucoup supérieurs à nos chansons de geste ; puis ils sont, selon toute probabilité, postérieurs à Homère, et dès lors ne peuvent pas être comptés dans le courant qui va de la Grèce primitive aux temps présens. Il faut en dire autant des poésies Scandinaves, celtiques, et autres œuvres, qui, curieuses, remarquables, belles même à bien des titres, sont pourtant en dehors de la grande généalogie de la civilisation, ne s’y rattachant que plus tard et accessoirement. Donc Homère est la souche de l’immortelle lignée. Ce qui fait qu’il est pour nous après tant de siècles, comme il sera encore pour d’autres après des milliers d’années, une source inépuisable, c’est qu’il représente (nos vieilles chansons en font foi), avec l’idéal splendide de la poésie, tout un âge qui ne reviendra jamais. Nous nous retournons vers ces sacrés souvenirs par la même inclination qui nous ramène aux souvenirs de notre propre enfance, mais avec toute la différence en profondeur de sentiment et en grandeur de choses qui sépare la courte et humble histoire de l’individu de l’histoire infinie et rayonnante de l’humanité.

L’admiration a aussi consacré un poète qui, tout habile à manier la langue poétique, disait pourtant qu’il était plus facile d’enlever sa massue à Hercule qu’un vers à Homère. Rien n’est à contester dans la louange de ce pur et suave génie qu’inspire si bien la beauté profonde de la nature, soit qu’il étende au-dessus de l’insomnie de Didon le calme éternel de la nuit silencieuse, soit qu’il fasse arriver à notre âme la douceur pénétrante des campagnes bienheureuses et des bois élyséens ; mais autre est la condition du poète, autre est la condition du poème. L’opinion hésita toujours à transporter sur l’Enéide l’admiration qu’inspirait l’auteur, et l’on était plus tenté d’y chercher d’admirables fragmens que d’y voir une épopée. Appliquons-y le critérium fourni par les chansons de geste, qui au moins nous enseignent la relation entre la poésie épique et les âges du monde. Or, à ce point de vue, qu’est-ce que l’Enéide ? Une réminiscence des origines de Rome, une antique histoire du peuple-roi qu’un homme