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comparativement moderne essaie vainement d’idéaliser, de l’érudition, en un mot, faite par un grand poète. Et il avait bien senti le vice incurable de son œuvre, ordonnant par son testament de brûler ce travail de douze ans. Je ne sais si une épopée était possible dans cette ruine de l’ancien monde qui coïncide avec l’avènement de l’empire romain, dans cette restauration passagère qui fut due à la politique d’Auguste : toujours est-il que ce n’est pas l’Enéide à qui revient cet honneur. Je ne sais si quelque chose d’épique pouvait naître alors : toujours est-il qu’au lieu de nous reparler des héros grecs et troyens, l’œuvre aurait transmis l’empreinte de cette décadence du passé qui renversait tout, et de ces aspirations vers l’avenir qui commençaient à tout relever.

La tradition des temps et de l’histoire nous conduit au moyen âge, où nous rencontrerions nos chansons de geste, si elles méritaient cette gloire insigne, mais où nous rencontrons Dante et son poème. Ce qu’est Homère pour l’âge héroïque, Dante l’est pour l’âge intermédiaire des croyances mystiques. On ne reverra jamais ces siècles où l’enfer et le paradis tenaient de si près au monde d’ici-bas, mais leur grande image dure éternellement. Chaque jour, Dante prend la main de quelqu’un de nous, comme Virgile prit la sienne, et l’introduit en ces demeures où éclatent la justice et la miséricorde divines. Toutes les pâles terreurs qui assaillirent son âme, toutes les splendeurs qui éblouirent ses yeux, nous les partageons avec lui, et quand on revient des profondeurs parcourues, on est tenté de croire qu’il a voulu appliquer au sentiment de réalité qu’on éprouve ces vers qu’il écrivit pour s’applaudir du sens mystérieux de son œuvre :


O voi ch’avete gl’ intelletti sani,
Mirate la dottrina che s’ascoode
Sotto ’l velame delli versi strani.


L’Italie a encore un poète qu’elle vante, mais à qui pourtant n’est dû qu’un rang inférieur. Le Tasse, au-dessous de Virgile pour le génie poétique, a comme lui composé une œuvre de réminiscence d’érudition. Les croisades, la chevalerie, l’intervention des anges et des démons, tout cela n’avait plus vie au XVIe siècle. À vrai dire son poème est une chanson de geste, mais une chanson de geste faite par un homme contemporain de Léon X et de la réforme, et complètement étranger à l’inspiration des temps féodaux. C’est donc à juste titre que la critique l’exclura de ce cénacle de génies divins que Dante rencontre aux portes de son enfer et où il se range à côté d’Homère et de Virgile. Dans son acheminement éternel, l’histoire met surtout en relief les œuvres qui la reflètent avec le plus d’éclat, et elle dispose en même temps l’esprit des hommes successifs à les sentir plus profondément et à moins rechercher celles qui n’ont pas