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Catherine Ire ? Non, certes. Anna suit les traditions de Pierre le Grand, c’est-à-dire la véritable politique russe ; elle sent bien que les étrangers sont nécessaires à la Russie, et elle veut, par le supplice des Dolgorouki, habituer les Moscovites à voir les Allemands aux premiers postes de l’état ; mais elle sait aussi que ces étrangers ne seront jamais que des instrumens, et que les Allemands surtout seraient à l’occasion plus russes que ses sujets. La suite des choses n’a que trop justifié ses prévisions, l’histoire du duc de Biren et du maréchal de Munich est la conclusion naturelle de l’histoire d’Ostermann.

Voilà encore d’illustres aventuriers, et l’un des deux était certainement un aventurier de génie ; mais bien qu’ils représentent le parti allemand à la cour de Russie, on ne peut pas dire que la politique et les intérêts de l’empire aient souffert sous leur administration. On sait que Biren était le fils d’un Courlandais de race allemande ; sorti des classes les plus humbles, il s’élève malgré tous les obstacles, et bientôt par l’audace de son esprit et de ses intrigues il devient le favori de cette duchesse de Courlande que les Dolgorouki allaient appeler au trône. Les boyards ne s’étaient pas défiés d’Ostermann ; ils se défièrent de Biren, et il avait été expressément stipulé, lors de l’élection d’Anna, que la tsarine laisserait son favori à Mitau. Quand la tsarine eut secoué le joug des Dolgorouki, Biren entra à Saint-Pétersbourg comme le démon de la vengeance ; le parti russe fut noyé dans le sang. Après l’émeute si bien dirigée par Ostermann, on s’était contenté de déporter les Dolgorouki dans les neiges de la Sibérie ; quelques années plus tard, ils avaient obtenu de reparaître à la cour ; Biren les fit arrêter de nouveau, et c’est alors qu’ils furent roués à Novogorod en 1739. C’était l’époque de la toute-puissance de Biren ; ce petit-fils d’un palefrenier que la noblesse courlandaise avait toujours repoussé avec injure, la tsarine Anna venait de le faire duc de Courlande, et reconnu souverain par la Pologne, il était en même temps le maître des destinées de la Russie. Il pouvait gouverner de loin son duché ; c’est à Saint-Pétersbourg qu’il résidait, épiant avec une rage inquiète les tentatives de l’aristocratie. Un an après la catastrophe des Dolgorouki, d’autres chefs éminens de l’ancienne féodalité moscovite, le ministre Volinsky, les comtes Potischkine, Soimonof, Jeropkin, Chruschtschof et Suda, accusés d’avoir voulu mettre à mort tous les Allemands de l’empire, périrent aussi, les uns roués vifs, les autres décapités ; plusieurs avaient eu la langue coupée, ou bien avaient subi la peine infamante du knout avant le dernier supplice.

Lorsque Mme de Staël, dans ses Dix années d’exil, fait une description si flatteuse de la Russie, elle est comme éblouie par le prestige de ces noms inaccoutumés qui transportent la pensée sur le seuil