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qui donne le signal de la prudence, ou plutôt du découragement ; pendant qu’il s’achemine vers Bucharest, les meilleurs généraux de l’armée se font tuer dans d’inutiles assauts. Les Russes ont déjà perdu vingt-cinq à trente mille hommes tant sur les champs de bataille que dans les hôpitaux. Leurs flottes s’abritent derrière les batteries de Sébastopol et de Cronstadt ; leurs troupes se retranchent derrière le Sereth et derrière le Pruth. À la seule apparition des drapeaux de la France et de l’Angleterre, et bien avant que les colonnes autrichiennes aient pénétré dans la Valachie, l’armée d’invasion passe de l’offensive à la défensive. En même temps la diplomatie moscovite prend un ton plus humble : l’Europe est déjà vengée.

Mais ce que l’on ne croirait pas, si l’on en jugeait par les résultats, le gouvernement russe a fait pour cette campagne, si témérairement commencée, un effort qui l’épuisé. Trois recrutemens ont été ordonnés coup sur coup. Supposez que l’on enlève trois cent mille serfs à la propriété au-delà du recrutement ordinaire ; c’est un impôt de 300 millions frappé sur le capital foncier, sans parler de l’équipement, mis à la charge des seigneurs, et qui représente encore une charge d’environ 50 millions de francs. Les hommes vont manquer à la culture des champs, et cette pénurie de bras ne peut qu’ajouter à la cherté déjà excessive des denrées. Le commerce russe, privé des avances importantes que lui faisait chaque année l’Angleterre, et qui ne montaient pas à moins de 5 millions sterling, a perdu en outre ses meilleurs débouchés au dehors, depuis que les flottes combinées bloquent hermétiquement les ports de la Baltique et ceux de la Mer-Noire. Le change a baissé de plus de 20 pour 100[1], l’exportation de l’or est prohibée, les faillites se succèdent et s’accumulent sur toutes les places. Que la guerre se prolonge, et il ne restera bientôt plus un comptoir ouvert à Pétersbourg. Ainsi, après avoir ruiné le commerce et détruit le crédit, l’on accable les propriétaires fonciers en les dépouillant de leurs instrumens de travail, en leur enlevant les paysans censitaires ou serfs qui font leur principale richesse, mais si l’on appauvrit les propriétaires, si pour remplir les camps on dépeuple les campagnes, je demande qui paiera désormais l’impôt ?

Voilà comment le gouvernement du tsar répare les pertes de la guerre ; il reste à voir par quels procédés il subvient aux dépenses qu’exigent ses arméniens. L’administration russe ne rend ses comptes qu’à l’empereur, qui se garde bien d’initier la publicité à de pareils mystères. Un budget serait une révolution dans ce pays, mais si nous ne savons pas exactement ce que l’empire dépense ni comment il le dépense, on peut difficilement couvrir d’une discrétion aussi profonde

  1. La valeur du rouble argent est tombée de 4 francs à 3 francs 8 centimes.