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un passe-temps. La tâche de l’historien, réduite à ces proportions, n’a plus rien d’épineux, rien qui effraie l’intelligence. On peut chaque matin, avant d’aller respirer l’air des champs ou se reposer sous les ombrages de la forêt, raconter une bataille, une négociation, une lutte parlementaire. On n’a pas besoin de se préparer, on est toujours prêt. On a sous la main tous les matériaux du récit rassemblés et triés par un esprit plus patient et plus courageux. La voie est toute frayée, toutes les ronces sont arrachées, il ne s’agit que de marcher.

Grâce à l’application de cette méthode, nous voyons se multiplier sous nos yeux les compositions historiques. Enfantées sans effort, lues sans profit, elles ne laissent pas dans la littérature de traces bien profondes, mais elles enrichissent quelquefois l’auteur et le libraire. Le plus coupable dans ces sortes de spéculations, c’est assurément le public. S’il n’encourageait pas de ses applaudissemens ces récits écrits à la hâte, s’il n’acceptait pas, comme dignes de confiance, ces amplifications où la pensée tient une place si modeste, les historiens seraient bien obligés d’abandonner l’improvisation pour l’étude des faits. Tant que le public persistera dans sa molle complaisance, les écrivains persisteront dans leur paresse. Je ne saurais donner le nom de travail à ces pages entassées sans choix et sans mesure ; c’est pour moi une oisiveté verbeuse et rien de plus. Le public n’a pas le droit de se plaindre, puisqu’il consent à lire, puisqu’il a la faiblesse de vanter des livres qui ne lui apprennent rien, ou qui ne laissent dans son esprit que des idées fausses. Il aurait mauvaise grâce à jeter les hauts cris le jour où une voix sévère viendrait le détromper. Il ne doit imputer qu’à lui-même sa déception. Qu’il se montre défiant, qu’il soit avare de louanges, et les historiens prendront la peine de l’instruire avant de lui enseigner ce qu’il veut apprendre ; qu’il ferme l’oreille aux récits improvisés, achevés presque aussitôt qu’annoncés, et il pourra compter sur des leçons dignes de foi.

La seconde méthode dont j’ai parlé ne compte aujourd’hui que de rares partisans. La chose n’est pas difficile à concevoir. Pour aborder directement l’étude des documens originaux, il faut renoncer au loisir. Avant d’accepter un témoignage, il est nécessaire de le contrôler par un témoignage contraire, de discuter, d’interroger le caractère et la moralité des témoins, — rude besogne qui a de quoi décourager plus d’un esprit. Avant de se mettre à l’œuvre, avant d’écrire la première page, combien de tâtonnemens, combien de doutes ! Se frayer un chemin dans ce dédale de documens contradictoires, dégager l’ordre de la confusion, rétablir dans leur vrai jour les faits dénaturés par la passion, quelle tâche ingrate ! Et puis, comment et par qui sera récompensé ce travail, qui va dévorer des centaines de journées ?