La sévérité conciliée avec une sorte de dignité paternelle, tel est en effet le double caractère des actes par lesquels le tsar Nicolas aime à déconcerter les meneurs révolutionnaires de la Russie. M. Hertzen cite à ce propos un fait que nous croyons devoir raconter d’après lui, bien qu’il soit un peu antérieur à l’époque où nous place son récit. Un étudiant de Moscou, nommé Polejaïef, avait écrit une parodie très spirituelle du célèbre poème de Pouchkine, Onéguine. Ce morceau, intitulé Sachka, contenait quelques traits blessans pour l’empereur et courait manuscrit par la ville. Lorsque, peu de temps après l’exécution de Pestel et de Mouravief, l’empereur se rendit à Moscou pour son couronnement, la police secrète lui signala le petit poème de Polejaïef. La nuit suivante, vers trois heures du matin, le recteur de l’université réveille le jeune poète, lui ordonne de s’habiller et de se rendre à l’administration. Le proviseur l’y attendait ; il examine attentivement la tenue de Polejaïef, l’engage à boutonner son uniforme, et, le faisant monter avec lui en voiture, le conduit au domicile du ministre, de l’instruction publique. Celui-ci prend à son tour Polejaïef dans son équipage et le mène au palais impérial. Le ministre laisse un moment l’étudiant dans une salle déjà remplie de courtisans, quoiqu’il ne fût encore que six heures du matin, et s’éloigne. Enfin on introduit Polejaïef dans le cabinet impérial. L’empereur s’y tenait appuyé contre un bureau et parlait au ministre. En apercevant le jeune homme, il arrêta sur lui un regard perçant et sévère. Il tenait un manuscrit à la main. — Est-ce toi qui as fait ces vers ? dit-il. — Oui, répond Polejaïef. — Prince, reprit l’empereur en s’adressant au ministre, je vais vous donner un échantillon de l’éducation universitaire. Vous allez voir à quoi les jeunes élèves passent leur temps. — Lis cela à haute voix, dit-il à Polejaïef en lui présentant le cahier. Le jeune homme tout ému ne fait d’abord que balbutier ; mais le regard froid et grave du tsar sollicite une réponse. — Cela m’est impossible, s’écrie enfin l’étudiant. — Obéis-moi ! reprend l’empereur. — À ces mots, prononcés avec un accent irrésistible. Polejaïef ouvre le cahier d’une main tremblante. Il a d’abord quelque peine à prononcer, mais il finit par se remettre et lit tout le poème sans s’arrêter. À certains passages, l’empereur faisait un signe au ministre. — Qu’en pensez-vous ? lui demande-t-il lorsque la lecture est terminée. Je mettrai fin à cette démoralisation ; ce sont des restes de l’explosion qui vient d’avorter. Quelle est sa conduite ?
Le ministre l’ignorait complètement, bien entendu ; mais un sentiment d’humanité s’éveilla dans son cœur : — Elle est excellente, répondit-il à l’empereur. — Cela te sauve, reprit celui-ci, mais il est indispensable que tu sois puni, pour l’exemple. Veux-tu entrer au service militaire ? — Polejaïef garda le silence. — Je t’offre le moyen de racheter ta faute, réponds-moi. — Je dois vous obéir, dit l’étudiant.