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des pensées qui l’obsédaient, et sans aucune espèce de calcul, il jeta ses pensées sur le papier. C’étaient des dissertations sur le suicide, l’ourse mettre à l’abri des indiscrets, il les mit d’abord sous le nom de ce Jacopo Ortis, qui venait de se tuer silencieusement. Peu à peu sa personne, ses sentimens, les lieux qu’il avait vus, les objets et les personnes qu’il avait aimés, prirent une large place dans ce cadre stoïque et paradoxal. Il y décrivit les paysages où il avait vécu ; il y raconta son histoire de tous les jours ; son livre devint une sorte de registre de ses émotions et de ses pensées ; toute sa vie intérieure y est, jusqu’à cette liaison secrète du physique et du moral que nous gardons tous pour nous-mêmes : j’entends parler de ces joies et de ces tristesses, de ces courages ou de ces abattemens que le soleil ou les nuages de chaque jour amènent ou remportent avec eux. Le héros, c’est-à-dire Foscolo, nous tient au courant des influences atmosphériques observées sur lui-même, et c’est pour cela qu’on a dit que Jacopo Ortis est un baromètre vivant. Notez bien que jusque-là l’auteur n’avait ni lu ni connu Werther. Il commence à imprimer, puis il laisse de côté ces feuilles qui avaient reçu les confidences de son âme ; il les remet à un hôte et part pour l’armée. Tandis qu’il parcourt les champs de bataille à la suite de nos aigles consulaires, il apprend qu’on fait courir en Italie un roman intitulé Véritable Histoire de deux amans malheureux ; ou Dernières Lettres de Jacopo Ortis, le tout grossi d’un récit auquel il n’avait jamais songé, et orné de son propre portrait ; il reconnaît dans ce livre ses feuilles de prédilection, ses chères confidences intimes au milieu d’une rapsodie ridicule. À son retour, il ne songe qu’à son Jacques Ortis ; il court chez l’imprimeur. » Holà ! où est Jacopo Marsigli ? » demande le capitaine de hussards ; à peine l’a-t-il aperçu, qu’il tire son sabre (il n’avait pas pris le temps de déposer ses armes) : « Fripon ! » s’écrie-t-il. Une tempête d’injures fondit sur la tête de l’imprimeur épouvanté. Heureusement Foscolo passait vite de la colère à la bonne humeur ; il rengaina son sabre et ne tarda pas non-seulement à pardonner à Jacopo Marsigli, mais encore à embrasser son continuateur. Tout fut réparé à peu de frais : Foscolo inséra une protestation dans un journal, et entreprit de publier à son tour son livre favori, ce roman plus vrai qu’une histoire.

C’est alors qu’il connut l’ouvrage de Goethe ; la ressemblance des deux romans était frappante ; il y avait de quoi décourager les plus résolus. Sans l’infidélité de l’imprimeur, le vrai Jacopo Ortis n’eût jamais vu le jour. Foscolo prit un parti sage ; ne pouvant échapper à la supposition d’avoir imité Werther, il profita de la lecture qu’il en avait faite : sans altérer le sujet de son livre, il en changea la composition. Jacques Ortis était formé jusque-là de lettres d’Ortis, de