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l’esprit. Aussi l’on ne voit pas que les habitans des pays frontières, qui savent toujours deux langues à la fois, aient l’esprit plus délié que les autres hommes ; et chez ces peuples du Nord, où les enfans apprennent dès le berceau à s’exprimer dans plusieurs idiomes, les génies transcendans ne semblent pas plus abondans qu’ailleurs, quoiqu’il règne généralement une facilité de compréhension très remarquable. Il y aurait à cet égard des faits intéressans à observer. L’union de la pensée et de la parole est si intime, que les effets de leur première association ne sauraient être indifférens. L’influence d’une éducation polyglotte serait en conséquence utile à étudier[1]. »

Mme Necker pose la question comme elle doit, selon moi, être posée. L’apprentissage de plusieurs langues dans l’enfance est une commodité que l’enfance ménage à la jeunesse ; mais il ne faut prendre cette acquisition que pour ce qu’elle vaut. Avoir plusieurs mots dans la bouche, ce n’est pas avoir plusieurs idées dans l’intelligence. Cela est vrai même pour les gens qui ne parlent qu’une seule langue avec abondance, et vrai aussi pour ceux qui en parlent plusieurs. L’homme qui sait plusieurs langues, c’est-à-dire qui en sait la grammaire et la littérature, vaut, selon un vieil adage, plusieurs hommes ; mais l’homme qui parle seulement plusieurs langues, et qui n’en sait que le dictionnaire, cet homme-là ne vaut que ce que vaut son intelligence. Je serais même tenté de dire qu’au lieu de croire augmenter l’intelligence par les instrumens multipliés que vous lui donnez, il faut fortifier autant que possible l’intelligence pour la rendre capable de suffire à ces nombreux instrumens. Il ne faut pas être un esprit médiocre pour supporter de parler plusieurs langues ; autrement on n’est qu’un sot polyglotte qui a plus de moyens que tout autre de prouver sa sottise.

Rousseau ne veut pas non plus qu’on enseigne l’histoire aux enfans. Les enfans, selon lui, ne sont point capables de goûter l’histoire, parce que a la véritable connaissance des événemens n’est point séparable de celle de leurs causes, de celle de leurs effets, et que l’historique tient de si près au moral, que l’on ne peut pas connaître l’un sans l’autre[2]. » Cette histoire des causes et des effets est l’histoire faite pour les hommes ; mais il y a aussi une histoire faite pour les enfans, ou plutôt une histoire qu’ils se font eux-mêmes, et de même que leur mémoire, quoique incapable de jugement, est pourtant une mémoire qui leur sert beaucoup, de même l’histoire qu’ils se font, quoiqu’elle ne rapporte pas les effets à leur cause, n’en est pas moins expressive et animée. Il est bien entendu que je ne parle pas ici de ces histoires où l’auteur, sous prétexte de se

  1. Éducation progressive, livre II, p. 237-238.
  2. Émile, livre II.