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sied à un véritable protestant, la Bible qu’il trouve en cherchant du tabac dans un coffre de matelot, la Bible qu’il ouvre machinalement, et où il rencontre ces paroles : « Invoque-moi au jour de ton affliction, je te délivrerai et tu me glorifieras. » Voilà le livre qui vient peupler sa solitude. Depuis ce jour, il n’a plus seulement ses pensées pour s’entretenir : il a la parole sainte, il cause avec Dieu, il le prie, il le bénit des biens qu’il lui a donnés, et le travail moral qui lui fait retrouver Dieu et la religion dans son île déserte n’est pas moins bien décrit que le travail industrieux qui lui fait retrouver les arts nécessaires à la vie. Il y a donc deux éducations dans Robinson Crusoé : une éducation naturelle comme le veut Rousseau, et une éducation morale. Rousseau a eu soin de ne pas dire un mot de cette éducation morale, parce que, dans son système, l’enfant doit rester le plus longtemps possible dans le monde physique, même quand il s’agit de l’instruction ; mais il est si difficile de dérober le monde moral à la connaissance de l’enfant, que dans le livre même de prédilection de Rousseau, dans Robinson Crusoé, le monde moral a la grande part, et que si Émile le lit, il entendra parler de Dieu avant l’heure marquée par le précepteur.


II.

Nous avons vu comment Rousseau veut instruire Émile ; il veut que l’instruction lui vienne par les choses plutôt que par les livres, afin de retarder autant que possible l’éducation morale. Il faut bien pourtant se décider à commencer enfin cette éducation. Il y a quatre grandes influences qui font le caractère moral de l’homme : ses mœurs, le monde qu’il fréquente, la profession qu’il entreprend, la religion qu’il suit. Reprenons rapidement ces quatre points.

J’ai dit, en commençant l’examen de l’Émile, ce qui faisait que j’aimais cet ouvrage de Rousseau, malgré ses défauts, et je lui ai trouvé deux mérites principaux : l’idée qu’il y a une éducation pour chaque âge de la vie, et l’idée que l’homme ne peut point se passer de Dieu et de religion. Il y a dans l’Émile un troisième mérite qui est grand : c’est le respect qu’il a pour les bonnes mœurs, c’est l’éloge et la prédication qu’il n’hésite pas à faire de la chasteté et de l’innocence, et cela au milieu du XVIIIe siècle, en face des romans de Crébillon le fils : non que l’éloge des bonnes mœurs dans un traité d’éducation soit une nouveauté et une invention, tous les traités d’éducation chrétienne recommandent la chasteté et préconisent l’innocence ; mais il semblait que la chasteté était la vertu des cloîtres, et qu’elle ne pouvait pas être prêchée aux mondains. Le mérite de Rousseau, c’est d’avoir rompu avec cette fausse honte et d’avoir hardiment