Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/1224

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la partie supérieure du tableau, a tant de grâce et de fraîcheur, tant de tendresse et de sérénité, qu’Antonio nous paraît avoir gagné la gageure.

A Paris, nous possédons plusieurs compositions du Corrège, parmi lesquelles il me suffira de citer le Mariage de sainte Catherine et l’Antiope. Le Mariage de sainte Catherine, excellent sous le rapport de l’expression, laisse quelque chose à désirer dans le modelé; les contours n’ont pas toute la précision qu’on pourrait souhaiter. C’est pourtant un tableau de premier ordre, qui ferait l’ornement du plus riche musée.

L’Antiope est et sera toujours pour les hommes studieux un sujet d’émulation et de surprise. Il est impossible en effet d’imaginer une peinture plus franche, plus hardie. Tous ceux qui connaissent les difficultés que présente une figure modelée en pleine lumière s’extasient à l’envi devant cette nymphe, dont les contours splendides et voluptueux sont accusés sans le secours des ombres portées. C’est une merveille que la parole doit renoncer à célébrer. Dans la solution de ce problème difficile, la peinture n’est jamais allée plus loin. Les membres et le torse de l’Antiope sont rendus avec une vérité qui n’a jamais été dépassée, et l’étonnement redouble quand on prend la peine d’examiner les procédés employés par l’auteur. Il nous a montré la forme d’Antiope sans recourir à aucun des artifices familiers à ses devanciers; il a modelé comme aurait pu le faire un statuaire sans rappeler aucune des lignes de la sculpture antique.

Quel rang faut-il donc assigner à cet homme prodigieux ? Quelle est sa place dans l’histoire de l’art ? Je ne m’arrêterai pas à la pensée émise par quelques historiens italiens; je ne dirai pas, après eux, qu’il a clarifié la manière de Léonard, quoique l’Antiope puisse leur donner raison, puisque Léonard condensait l’ombre pour augmenter le relief. Je vais tâcher de trouver pour ma pensée une forme plus simple et plus facile à saisir. Léonard, Michel-Ange et Raphaël avaient exprimé la forme, la grâce et l’harmonie; il semblait qu’il ne restât plus rien à faire, et qu’ils eussent épuisé le champ de la peinture. Antonio cependant trouva quelques épis à glaner dans le champ visité par ces puissans moissonneurs. Pour la forme, il ne peut lutter ni avec Léonard, ni avec Michel-Ange; pour la grâce, il peut soutenir la comparaison même avec Raphaël. S’il ne possède pas au même degré que lui l’harmonie linéaire, il se place près de lui par la suavité des contours, par la tendresse de l’expression; quelquefois même il lui arrive de le dépasser dans le domaine de la grâce : il me suffira de citer la Madeleine pénitente. Cette gloire suffit à son nom. Antonio Allegri compte parmi les sept princes de la peinture.


GUSTAVE PLANCHE.