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à nouer à peu près les bouts. Quand la récolte était mauvaise, c’était leur maître qui leur avançait quelque argent pour aller acheter du blé le mardi au marché d’Ornans, sauf à être remboursé tant par des journées de travail à son service particulier tout le long de l’année que par le prix ou l’abandon d’une partie de la vendange à la récolte suivante.

Notre maison se trouvait dans une ruelle étroite de Vuillafans, aboutissant au haut de la rue Charrière. Elle n’était pas brillante. Tout le logement se résumait dans la cuisine et le poêle, ou chambre d’habitation. Comme la grande cheminée de la cuisine fumait beaucoup, on était obligé de reblanchir de temps en temps les murs du poêle au moyen d’un balai trempé dans la chaux vive. Au-dessus était le grenier, où l’on hissait de la rue les paquets de foin et les fagots de sarmens au moyen d’une poulie, et au-dessous, à cinq pieds sous terre, l’écurie de notre chèvre, par où il fallait passer pour aller à la cave. Pendant toute ma première enfance, je couchai au poêle, dans un petit lit d’osier, au pied de celui de mes parens. Plus tard on me relégua à la cuisine, dans une espèce d’alcôve, sous l’escalier qui conduisait de la cuisine au grenier.

Mon père avait été soldat. Il avait rapporté du service l’habitude de fumer, une grande habileté à battre la caisse, et toutes sortes d’histoires de caserne. C’était lui qui faisait, au son du tambour, les annonces par le village, et la caisse de la commune, qu’il avait soin de tenir toujours bien propre, était, au-dessus du buffet du poêle, le plus bel ornement de cette pièce. Comme gagne-pain, mon père joignait donc à la culture de la vigne la profession de crieur public, et ma mère, celle de laveuse de lessives. Autant ma pauvre mère était économe, autant mon père était enclin à dépenser l’argent pour boire, quand il en trouvait le prétexte. Aux approches de l’hiver, quand le vin nouveau commençait à être buvable, il lui arrivait assez souvent le dimanche d’inviter un ami, en m’envoyant chez la bouchère acheter quelques morceaux de ragoût tout cuit et tout fumant, dont l’invité était censé faire la dépense ; mais j’ai tout lieu de croire que la plupart du temps ce n’était là qu’un moyen commode pour mon père de se mettre en garde contre les reproches de prodigalité qu’aurait pu lui adresser ma mère. Comme je participais toujours à la fête, je n’avais garde de laisser deviner mes soupçons, ne comprenant pas alors que l’on pût accueillir un instant de joie avec une mine aussi maussade que celle que faisait ces jours-là la pauvre femme.

Dès le bas-âge, mon père m’avait appris à boire un verre de vin d’un seul trait, en baisant ensuite le dessous du verre avant de le remettre sur la table. Je faisais cela avec l’adresse grave et mécanique d’un chien qui happe le morceau de sucre qu’on lui a mis sur le