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pour marcher contre les Polovtsi. L’historien russe Karamsine par le de cette guerre, et donne même à ce propos des renseignemens que nous ne saurions passer sous silence, car ils font connaître les mœurs étranges au milieu desquelles le poète russe va nous transporter.

Ayant franchi le Dnieper, les princes coalisés se mirent à la recherche des Polovtsi; ils ne parvinrent à les rencontrer que le cinquième jour. Le combat s’engage; les Russes, suivant leur habitude, se précipitent avec fureur sur l’ennemi, les archers en tête et les lanciers au second rang. Les Polovtsi soutiennent ce choc; mais la drougina[1] du prince Vladimir les charge à son tour si vigoureusement, qu’ils prennent la fuite et rentrent dans leurs steppes. Les Russes leur firent sept mille prisonniers, et dans le nombre se trouvaient quatre cent dix-sept petits princes[2]. Tels sont les événemens qui précèdent le fait d’armes célébré dans le Poème d’Igor. Suivons maintenant le récit du conteur russe.

A la nouvelle de l’éclatante victoire remportée par les princes russes sur les Polovtsi, le prince Igor de Novgorod, jaloux de la gloire et du riche butin que Sviatoslaf de Kief vient de recueillir, décide plusieurs membres de sa famille à l’accompagner, et prend la route du Don avec un corps de troupes assez considérable[3], suivi de nombreux chariots portant les armes. Les Russes approchent du Donetz, lorsque tout à coup, et quoiqu’il n’y ait pas un seul nuage au ciel, le jour s’obscurcit. C’est une éclipse de soleil, et ce phénomène leur paraît d’un mauvais augure. Cependant ils poursuivent leur route et passent le fleuve. A peine sur le sol ennemi, ils s’arment à la hâte, endossent leurs cuirasses, et, formés en colonnes par régimens, ils se portent avec rapidité dans la direction de l’ennemi. Les Polovtsi, sans attendre leur attaque, s’avancent à leur rencontre en bandes innombrables. « — Prince, disent prudemment les vieux boyards de la suite d’Igor, les ennemis sont nombreux, retirons-nous. — On se rira de nous, répond le prince; plutôt la mort que la honte ! » Cet élan courageux porte bonheur aux Russes; ils battent les Polovtsi et s’emparent de leur camp, où leurs femmes et leurs enfans se croyaient à l’abri de tout danger. Les vainqueurs, dans l’enivrement de ce premier succès, se précipitent à la poursuite des fuyards; mais ceux-ci, arrivés sur les rives de la Kaïala[4], tournent bride. Les Russes, assaillis de tous côtés, s’arrêtent, plantent leurs larges boucliers dans le sol, et pendant quelque temps se bornent à lancer des flèches contre leurs adversaires. Ils attendent des renforts. Le soleil est d’une ardeur dévorante, et

  1. Comme les anciens chefs germains, les princes russes avaient en tous temps une garde spéciale nommée drougina, et composée de guerriers expérimentés, de porte-glaives et de pages d’armes. Aucune solde n’était attachée à ces fonctions, qui donnaient seulement droit à une part dans le butin.
  2. Lorsqu’ils se convertissaient au christianisme, tous les petits dignitaires tatars réclamaient le titre de prince; c’est pourquoi il est si commun parmi la noblesse russe.
  3. Les armées russes étaient alors moins nombreuses qu’au Xie siècle; elles ne dépassaient guère cinquante mille hommes. Cette diminution s’explique naturellement par la division du pays en petites principautés rivales.
  4. Petite rivière qui porte aujourd’hui le nom de Kayalnik; elle traverse le pays des Kosaks du Don, qui ont sur ses bords une grande stanitsa ou établissement militaire.