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borne-toi à chasser les nuages le long des rives, à balancer les navires sur la mer azurée. Pourquoi seigneur, glaces-tu mes joies dans l’herbe de la steppe ?

« Yaroslayna pleure dès le matin sur les murs de Poutivle et dit : O Dniéper renomme, tu as percé les montagnes rocheuses du pays des Polovtsi ; tu as porte les navires de Sviatoslaf jusqu’aux hordes de Kobjak. Ramène-moi mon époux, ô seigneur, afin que mes larmes matinales ne coulent plus vers la mer.

« Yaroslavna pleure dès l’aube sur les murs de Poutivle et dit : O soleil trois fois lumineux, tu es réjouissant et beau pour tout le monde : pourquoi seigneur, dardes-tu tes rayons brûlans sur les guerriers de mon époux ? Au milieu de la plaine aride, leurs arcs sont desséchés par la chaleur et l’angoisse a fermé leurs carquois. »

Le poète russe nous ramène sur les bords du Don. « Il est minuit et la mer bouillonne ; des colonnes d’eau s’élèvent ; Dieu va montrer au prince Igor la route qui conduit de la terre des Polovtsi aux frontières de Russie vers le trône d’or de son père. Le crépuscule s’est éteint ; Igor repose, mais il se réveille, et parcourt dans ses pensées les plaines qui s’étendent du grand Don au petit Donetz… À minuit, un cheval l’attend ; Ovlour a sifflé sur l’autre bord pour avertir le prince, et celui-ci disparaît

« La terre résonne et tremble, l’herbe frémit, les tentes des Polovtsi se ferment ; mais Igor s’est élancé comme une hermine dans les roseaux, il nage comme un gogol blanc[1] ; il monte à cheval sur le rivage ; il descend et se dirige comme un loup agile vers les plaines du Donetz ; il vole comme le faucon dans les ténèbres, abattant des oies et des cygnes pour son déjeuner, son dîner et son souper. »

Pendant qu’Igor vole comme un faucon, Ovlour le suit comme un loup trempé par la froide rosée du soir. Leurs chevaux sont accablés par cette course rapide ; ils atteignent cependant les rives du Donetz. « Prince Igor, dit le Donetz, ta gloire est grande ; Kontchak est irrité, et la Russie va être dans la joie. » Igor lui répond : « À toi l’honneur de bercer un prince sur tes flots, d’étendre pour lui une herbe verdoyante sur tes rives argentées, de l’envelopper de chaudes vapeurs à l’ombre des arbres verts, de le veiller comme le gogol sur l’eau, la mouette sur les vagues, le canard dans les airs !

« Ce n’est pas ainsi, ajoute-t-il, qu’a fait la Stougna[2], rivière aux eaux perfides, qui engloutit les ruisseaux lointains et brise les esquifs dans les buissons. Aussi le Dnieper a-t-il fermé ses sombres bords au jeune prince Rostislaf, que sa mère a si longtemps pleuré, les fleurs se flétrirent de douleur, les arbres se penchèrent tristement vers la terre, et les pies cessèrent de jaser.

« Mais Gzak et Kontchak se sont élancés à la poursuite d’Igor. À cette heure, les corbeaux ne croassent point, les geais se taisent, les pies ne bavardent plus. Le pic noir indique cependant par ses coups de bec le chemin de la rivière, et déjà le chant joyeux du rossignol annonce le jour. « Puisque le

  1. Sorte de canard sauvage.
  2. Le jeune prince Rostislaf s’était noyé en 1093 dans cette rivière en voulant gagner le Dnieper pour échapper aux Polovtsi.