Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je sentais ce brigand de curé qui me labourait avec son trident ! J’aurais eu à mes trousses trente-six chiens enragés, que je n’eusse certes pas braillé plus fort. Cet imbécile de tambour finit cependant par comprendre, et me tira de toutes ses forces par les épaules pour me dégager, mais l’autre me retenait par la patte. On peut comprendre que je n’étais pas à la noce. Enfin suffit. Je finis par sortir à peu près au complet. Quand une fois je fus dehors, je me remis, par le trou, à invectiver contre mon brigand de curé, en lui promettant bien que sous peu il aurait de mes nouvelles ; mais, hélas ! le lendemain au soir le brutal chantait. Sept ou huit cents bouches à feu ! un train du diable ! Les Russes, les Prussiens, les Autrichiens et même les Saxons, puis la retraite, et bonsoir ! Si bien que j’en ai été pour mes coups de trident, et que le curé a conservé ses poules. »

Une pareille histoire, racontée, pendant vingt ans, deux ou trois fois par mois, dans les mêmes termes et avec les mêmes inflexions de voix, peut bien sans doute devenir un peu fastidieuse : cela n’empêche pas que sitôt que je fus en âge de la comprendre, elle m’intéressa fortement, et dans le regret qu’inspirait alors la déroute de Leipzig à mon jeune patriotisme, la douleur de penser que mon père n’avait pas pu rendre au curé ses coups de trident, comme il se l’était promis, entrait pour une bonne part.

Bientôt vint le moment d’aller à l’école. Le maître d’alors était un petit homme court et gros, à tête chauve et à mine fleurie, qu’on appelait le maître Pernet. À Vuillafans, la maison commune, où se trouvent la salle d’école et l’habitation du maître, est située sur la rive gauche de la Loue, à une extrémité du village. Pour aller de l’école à l’église, il faut traverser le Champ-de-Mars, le pont et la place. Il me semble encore voir le maître Pernet, avec ses petites jambes arquées, arpenter tout cela en sautillant agréablement sur la pointe des pieds, et en ôtant son grand chapeau-tromblon à tous ceux qu’il rencontrait, ce qui faisait alors voltiger au vent les quelques mèches de cheveux fins qui lui restaient sur la nuque. Soit qu’il s’agenouillât trop souvent, soit que ses vêtemens ne fussent pas d’une bien bonne coupe, son pantalon portait une si forte empreinte de ses genoux, qu’il avait toujours l’air d’être trop court. Le bonhomme avait pour moitié une femme à figure en lame de couteau, aussi osseuse et décharnée qu’il était lui-même rondelet. Cette femme avait nom Madeleine ; nous autres écoliers, nous l’appelions entre nous Bas-de-Laine ; pour le maître, en parlant d’elle il disait toujours : « Mon épouse. » Madeleine n’avait pas d’enfans. Le ciel, sous ce rapport du moins, semblait n’avoir pas béni ses amours ; aussi le trop-plein de son cœur était-il obligé de se rabattre sur un petit roquet gros comme une carotte, avec des jambes fluettes et élancées comme celles d’une