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soigné ; je lui mettrai une marque au bras, et quand le Piémontais reviendra, nous irons le redemander ensemble pour qu’il soit aussi de la noce, et tout sera dit. Quand le père sera là, je n’aurai plus peur de ce que dira le monde. Pour lors, voilà donc que je l’enveloppe, ce pauvre petiot, avec ma cornette de cou, puis j’étends mon mouchoir de poche par terre, je fais un bon petit matelas de mousse bien douce et bien sèche. Là-dessus je pose mon petiot, enveloppé dans ma cornette blanche, pour que ça ne le pique pas, et je referme le mouchoir de poche avec des épingles, en ne laissant de libre qu’un petit trou pour qu’il voie clair et puisse respirer. Je n’étais pas loin de la ville, mais je ne voulais y rentrer qu’à la nuit. Je le mis donc, ce pauvre ange, sur mes genoux, en pleurant comme une Madeleine et en le couvrant de mes baisers. Pour lors, vers onze heures du soir, j’étais à rôder autour de l’hospice. Quand la rue fut complètement déserte, je regardai bien de tous côtés pour m’assurer que personne ne me voyait, et j’allai mettre le petiot sur la porte, en me cachant dans un coin d’où je pouvais le surveiller à la lueur du réverbère. Je croyais que la porte s’ouvrirait bientôt, mais elle ne s’ouvrit pas. J’étais dans des transes mortelles. Minuit sonna. Je commençais à sentir le frais, j’eus peur qu’il n’eût froid, et j’allai le reprendre pour le réchauffer dans mes bras. Il y resta deux heures. Je mourais d’envie de m’enfuir avec, mais je ne savais où. Je me décidai à le reporter. À peine venais-je de le lâcher, que je vis arriver un chien du bout de la rue. Je fus effrayée et je courus le reprendre. Il sonna trois heures et demie. La rue était redevenue tranquille. Le petit jour commençait à poindre. J’essuyai bien sa petite bouche, qui était toute mouillée de mes larmes, et j’allai le remettre sur la porte. Une demi-heure après, cette porte s’ouvrit. Un nuage noir me passa sur les yeux. J’y portai vite les mains pour le chasser ; mais quand je fus parvenue à revoir un peu clair, mon pauvre petiot avait disparu.

« Je n’ai pas besoin de vous dire comment je fus reçue par ma mère en rentrant chez nous après cinq mois d’absence ; mais ça m’était égal, je ne sentais pas les coups. Je ne pensais plus qu’au bonheur d’aller réclamer mon petiot quand le Piémontais reviendrait. Au bout d’un an, il n’était pas revenu, mais ça ne m’empêchait pas d’espérer toujours. Ah ! ma pauvre amie ! que Dieu vous préserve d’une pareille attente ! Dans le principe, je pensais presque autant au Piémontais qu’à mon petiot ; mais, la seconde année arrivant sans ramener le Piémontais, je commençai à penser moins à lui pour penser d’autant plus à mon petiot. Le jour, la nuit, partout, je n’avais plus que lui devant les yeux. Une nuit, en rêve, je crus l’entendre qui m’appelait en me tendant ses petits bras. Pour le coup, je n’y tins plus. Je me levai sur-le-champ. — Les gens diront ce qu’ils voudront, pensai-je.