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rival dans son art. Il n’est pas vrai qu’il lui ait offert sa fille en mariage, et que Van Dyck l’ait refusée par amour pour la mère, car Isabelle Brandt était morte lorsque Van Dyck partit pour l’Italie, et n’avait pas donné de fille à son mari; elle ne laissait que deux fils, Albert et Nicolas, dont Rubens a réuni les portraits sur une seule toile. D’ailleurs l’élève chéri de ce grand maître était amoureux d’Anna van Ophem, qui avait une charge à la cour de l’archiduchesse; sa souveraine lui avait confié des fonctions qui d’ordinaire ne sont pas le partage des femmes, le soin de surveiller ses meutes. Anna van Ophem était alors dans tout l’éclat, dans toute la fraîcheur de sa beauté, et Van Dyck, avant de franchir les Alpes, s’arrêta plusieurs mois dans la résidence de sa maîtresse, au hameau de Saventhem. Rubens apprit bientôt que son élève oubliait la gloire dans les bras d’Anna van Ophem, et ce ne fut pas sans peine qu’il le décida à poursuivre son voyage.

Lors même que ces détails, confirmés par de nombreux témoignages, ne seraient pas parvenus jusqu’à nous, nous n’aurions pas besoin de recourir à la jalousie pour expliquer le conseil donné à Van Dyck par son maître. Après ce séjour de huit ans en Italie dont il avait largement profité, faut-il s’étonner que Rubens l’ait engagé à visiter cette terre si féconde en enseignemens ? Bien que ses compatriotes se plaisent à répéter que ni Rome, ni Florence, ni Venise, ni Milan, n’ont contribué au développement de son génie, il estimait trop haut la moisson qu’il avait recueillie pour ne pas envoyer le plus habile de ses élèves dans la patrie de Léonard et de Michel-Ange. Il est donc avéré aujourd’hui que les mésaventures conjugales de Rubens sont une fable inventée par l’envie. Ses rivaux, pour se venger de sa supériorité, ont imaginé une calomnie que les chroniqueurs ont répétée trop légèrement, et qui se trouve démentie par la comparaison des dates. La mémoire d’Isabelle Brandt est une mémoire sans tache, aussi bien que celle de Marie Pipeling. Elle comprenait toute la valeur de l’homme dont elle portait le nom, et ne rêvait pas d’autre bonheur que l’amour de son mari. On a dit avec raison que la gloire ne préserve pas des infortunes conjugales, et l’infidélité d’Armande Béjart n’est malheureusement pas le seul argument que l’on puisse invoquer : le génie n’est pas une garantie de bonheur domestique; mais il ne faut pas oublier que Rubens avait trente-trois ans lorsqu’il épousa Isabelle Brandt, et que cette fois du moins il ne courait pas les mêmes chances que l’auteur du Misanthrope donnant son nom à une fille dont il aurait pu être le père. Et puis son séjour chez la comtesse de Lalaing n’avait pas été sans profit pour lui; l’artiste applaudi se souvenait à propos des leçons recueillies par le jeune page. Il connaissait le danger des tentations et savait l’art