Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/234

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

supplicié; trois autres lient ses pieds et les clouent à la croix. Cette donnée, on le voit, présente de nombreuses difficultés. Pour ne commettre aucune bévue en la traitant, il faut posséder une science profonde, n’ignorer aucun des secrets de l’anatomie, et se tenir en garde contre l’exagération. Or Rubens n’a rien négligé pour satisfaire à toutes ces conditions. Non-seulement il a su imprimer aux bourreaux la sauvage énergie qui leur appartient, non-seulement il a écrit sur le visage du martyr la résignation et la foi, mais il a rendu avec une merveilleuse fidélité le gonflement des veines et le jeu de la lumière sur le corps de saint Pierre. Il n’y a pas trace d’exagération ; la figure tout entière se distingue par la simplicité. Il est évident pour tous ceux qui ont étudié attentivement ce tableau que Rubens a gardé jusqu’à son dernier jour toute la puissance de ses facultés; Titien, qui a traité le même sujet dans sa vieillesse, ne se montre pas toujours égal à lui-même; il est vrai qu’il peignait encore à quatre-vingt-dix-neuf ans, quand il fut emporté par la peste. Dans un âge si avancé, il est bien difficile de manier le pinceau d’une main sûre; la composition que j’ai vue il y a quelques années à l’académie de Venise, et qui est aujourd’hui replacée dans une église, révèle trop clairement une main défaillante. Entre le Crucifiement de Cologne et la Descente de Croix d’Anvers, il n’y a aucune différence pour la richesse de l’invention; la main du maître sexagénaire est aussi sûre, aussi ferme que la main du jeune maître à son retour d’Italie; son savoir a grandi sans attiédir son imagination.

Faut-il regretter que Rubens n’ait pas traité toutes ses œuvres avec le même soin que le Crucifiement de saint Pierre ? Faut-il déplorer la rapidité avec laquelle il exécutait ses travaux ? Je suis très loin de le penser. S’affliger de cette rapidité si prodigieuse, que plusieurs biographes ont encore exagérée, c’est ne pas comprendre la vraie nature de cet heureux génie. Pour se révéler pleinement, il avait besoin de multiplier ses œuvres, d’exprimer sa puissance sous des formes sans cesse renouvelées. Pour certains esprits, même de l’ordre le plus élevé, la lenteur est une nécessité; pour d’autres esprits d’un ordre égal, la lenteur ne serait le plus souvent qu’une souffrance sans profit, et Rubens était de ces derniers, car il ne faut pas s’abuser sur la véritable durée de son dernier travail : bien qu’il se soit écoulé quatre ans entiers entre le commencement et la fin de ce tableau, il n’est pas probable que l’auteur ait renoncé, en l’exécutant, à ses procédés ordinaires. Chacune des figures dont il se compose a sans doute été modelée rapidement, si l’on ne tient compte que du temps pris pour chaque morceau; mais le peintre les a quittées et reprises plus d’une fois avant de les achever, et tout en travaillant vite, il a l’air d’avoir travaillé lentement.