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de cette littérature rajeunie. A travers les révolutions de 1820, de 1834 et de 1836, M. Brinckmeier suit d’un regard sympathique le travail des partis littéraires; à la tradition classique des afrancesados succède peu à peu un groupe d’écrivains distingués qui s’inspirent librement de Lope, de Calderon et de Cervantes. Ils ne reproduisent pas ces vieux maîtres, ils étudient leur langue, ils leur demandent les sentimens généreux qui ont droit de survivre à un passé disparu sans retour; ils reprennent en un mot le mouvement interrompu à la fin du XVIIe siècle, et n’est-ce pas un heureux symptôme de voir ce sentiment des traditions nationales servir de correctif chez un grand nombre d’esprits à l’impatient désir des innovations politiques ? M. de Schack, tout dévoué qu’il est à la littérature dramatique du moyen âge, s’associe aux espérances que donne le réveil de la scène, et après d’intéressans chapitres consacrés à Gorostiza, à Martinez de la Rosa, à Breton de los Herreros, à Gil y Zarate, au duc de Rivas, à Eugenio Hartzenbusch et à José de Larra, il termine son ouvrage par des encouragemens et des vœux. M. Ticknor ne doute pas non plus de l’avenir de l’Espagne et de sa littérature. — Assurément, dit-il, on ne verra refleurir ni les vieilles romances, ni les vieilles chroniques, ni les brillans drames du XVIe et du XVIIe siècle : un temps nouveau inspirera de nouvelles œuvres. — Et pour que ces nouvelles œuvres puissent répondre à l’attente publique, l’écrivain américain adresse de mâles conseils à l’esprit espagnol. Il n’était peut-être pas très nécessaire de prémunir l’Espagne contre une soumission servile à l’autorité politique et religieuse; je lui sais gré plutôt d’avoir signalé parmi les vertus dont le développement viril fera la gloire de l’Espagne la vieille noblesse du génie castillan, c’est-à-dire le fier sentiment de l’honneur et une profonde aversion pour tout ce qui est vulgaire et bas. M. Ticknor fait bien d’insister sur ce point; chaque peuple a son rôle spécial dans le travail commun de la civilisation, et s’il est vrai que celui-ci ait reçu plus particulièrement l’instinct de ce qui est noble et hardi, s’il est vrai que ces âmes plus grandes encore que folles, comme disait La Fontaine, aient été chargées de garder en dépôt la tradition de l’héroïsme et le mépris des pensées grossières, il est évident que leur rôle n’est pas fini. Dans un temps qui n’est pas tourmenté par la passion de l’honneur, l’action de l’Espagne régénérée ne serait pas superflue.

C’est ainsi que les historiens littéraires conservaient obstinément l’espoir au moment où tant de sérieux esprits croyaient l’Espagne condamnée à une irrémédiable impuissance. Il faut avouer que des symptômes sinistres se multipliaient : comment expliquer, hélas ! la profonde insouciance de ce pays au milieu des guerres civiles et des insurrections militaires ? Cette insouciance est encore un des traits de l’Espagne du moyen âge. L’Espagne a mis près de huit cents ans à se débarrasser de l’invasion africaine; on dirait qu’elle aime à jouer avec le péril, et qu’au fond de toutes ses fautes il y a je ne sais quelle imperturbable confiance dans ses destinées à venir. Naïve témérité qui rappellerait trop aujourd’hui les prouesses du héros de Cervantes! Je lis chez un voyageur anglais[1] une piquante tradition espagnole où se

  1. A handbook for Travellers in Spain and readers at home. With notices of Spanish history, by Richard Ford; 2 vol, London 1845.