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bienveillance, Eugène, par éducation, par idées prises dans le monde où il vit, et qui est l’antipode du nôtre, devait être hostile à certains principes que son existence heureuse ne lui permet pas de comprendre. Mon attitude chez lui était pénible. J’avais toujours l’air d’aller lui demander un service, et je ne pouvais pas ouvrir la bouche, qu’il ne mît aussitôt la main à la poche.

— Cela ne ressemble guère au récit que tu m’as fait de tes allures dans la maison de ton ami, dit Antoine, et tu as peut-être sans motif sérieux donné de l’éperon à ta susceptibilité.

— Nul n’est meilleur juge que moi en pareille matière, répondit Lazare.

— Nul au contraire n’est ordinairement plus mauvais juge, et tu en as donné la preuve trop souvent pour qu’on ait perdu le droit de te suspecter.

— Si tu me reproches mon penchant à une trop prompte susceptibilité, je te riposterai par quelques observations sur ton penchant à la curiosité, qui, en dépassant certaines limites, devient de l’indiscrétion. Voilà une heure que tu tournes autour de moi pour savoir ce qui s’est passé entre moi et Eugène, et il y a au moins une demi-heure que tu as compris que j’avais des raisons pour ne pas le dire. Même dans la plus grande intimité, il y a des choses qu’on désire garder pour soi. Et d’ailleurs quel intérêt peux-tu avoir à ce que je sois ou ne sois pas dans de bons termes avec Eugène, que tu ne connais pas ?

— Comme je ne mets pas de verrou à mes pensées, je croyais te l’avoir dit tout à l’heure, répliqua Antoine.

— J’entends, fit Lazare. Tu avais compté faire de moi le commis-voyageur de la société. Peu importe en effet à ceux qui n’en ont que les bénéfices l’ennui de ce rôle de frère quêteur, tantôt bien, tantôt mal accueilli, et importun toujours.

— Que l’occasion se présente pour moi de me créer des relations : — si elles peuvent produire des ressources à la communauté en facilitant à ses membres le placement de leurs œuvres, j’affirme que mon orgueil daignera s’abaisser à ces fonctions, quelles que soient d’ailleurs les concessions qu’elles pourront exiger de lui. On ne peut me faire le reproche d’être envieux, continua Antoine; eh bien! je t’ai envié, Lazare, le jour où tu es revenu ici nous mettre sur nos chevalets deux mois de travail, c’est-à-dire deux mois de progrès à faire, deux mois de forces nouvelles à dépenser, en nous apportant l’argent du dessin de Paul, que ton ami Eugène avait acheté avec une délicatesse à laquelle toi-même tu as rendu justice.

Lazare allait peut-être avouer à son ami que cette explication, qui menaçait de tourner en querelle, n’avait pas de but, puisque ses