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dant c’était un beau rêve, une héroïque illusion. Le récit du Tartare s’est trouvé démenti. De nouvelles batailles n’avaient point été livrées, Sébastopol n’était pas pris. L’opinion publique, remuée par ces événemens, repassait de l’enthousiasme à l’attente. L’illusion disparue, que restait-il ? Il restait la réalité, et cette réalité était certes bien suffisante, puisqu’elle se compose d’un débarquement heureux, d’une bataille suivie d’une victoire éclatante, de la prise de possession de deux points essentiels au nord et au sud de Sébastopol et des premières opérations d’investissement de la ville russe. Digne acheminement à un résultat plus décisif préparé avec autant d’habileté que de vigueur ! Les mâles et simples paroles du maréchal de Saint-Arnaud restent comme l’inséparable commentaire de cette œuvre de quelques jours.

Qu’on songe en effet qu’il a suffi de peu de jours pour changer toutes les conditions de la guerre, pour placer les armées alliées sous l’influence favorable de la victoire en présence des obstacles nouveaux qu’elles ont eu à vaincre. C’est le 15 et le 16 septembre que nos forces débarquaient en Crimée ; le 20, elles se trouvaient en face de l’armée russe, marchaient sur elle et la mettaient en déroute. Ces soldats, décimés un mois auparavant par les maladies, se sont trouvés retrempés par la lutte et prêts à tout entreprendre. La presqu’île où opèrent nos troupes est coupée, comme on sait, par plusieurs cours d’eau qui marquent les lignes de défense, — l’Alma, la Katcha, le Belbeck. C’est sur les bords de l’Alma que s’est livrée la première bataille de la première guerre générale qui ait remué l’Europe depuis quarante ans. Le plus Simple tracé des lieux suffit à montrer quelles difficultés les soldats de la France et de l’Angleterre ont eu à surmonter. Une rivière sinueuse et profondément encaissée, une chaîne de collines abruptes, des falaises à pic du côté de la mer, une forteresse naturelle en un mot, telle était la position où étaient retranchés les Russes, au nombre de près de cinquante mille hommes, disposant de plus de cent bouches à feu, dominant les armées alliées, et pouvant les compter homme par homme, comme on l’a dit. Tout indique que le prince Menchikof se croyait inexpugnable. La preuve en est qu’il avait demandé à Aima des vivres pour trois semaines. Au lieu de trois semaines, c’est trois heures qu’il a fallu aux armées alliées pour emporter ces positions, à la faveur d’un mouvement par lequel l’armée russe s’est vue débordée de toutes parts. Tandis que les Anglais tournaient les collines vers la gauche, nos soldats, sous le feu de l’ennemi, montaient à l’assaut des hauteurs de la droite, et bientôt dix mille hommes apparaissaient au sommet de ce plateau que les Russes croyaient inaccessible. Pris ainsi de tous les côtés, ayant à faire face sur tous les points à la fois à des forces menaçantes, les Russes n’ont plus eu d’autre ressource que la fuite, et après trois heures de combat, les armées alliées campaient à l’endroit même où les soldats du tsar les attendaient le matin. La voiture et la correspondance du prince Menchikof restaient entre les mains de nos généraux. Plus de six mille Russes avaient été mis hors de combat. Nos pertes, quant à nous, s’élevaient à près de trois mille hommes, morts ou blessés, répartis entre les armées de la France et de l’Angleterre. Deux de nos généraux, le général Canrobert et le général Thomas, avaient été atteints dans l’action, le premier fort légèrement, le second d’une manière plus grave. Ainsi se terminait cette première